Faut-il enterrer le salariat ?

Le modèle salarial s’effrite. Faut-il le renforcer ou le remplacer par des protections nouvelles, comme le revenu universel ? Un débat existentiel pour la gauche.

Erwan Manac'h  • 22 février 2017 abonné·es
Faut-il enterrer le salariat ?
© Aurel

La loi travail aura eu au moins un mérite. En dressant contre elle un mouvement social massif, elle a contribué à révéler au grand jour un mal profond : la crise du salariat.

Trente ans de réformes libérales ont progressivement laissé dans les entreprises une place hégémonique au management individualisé, lequel met les salariés en concurrence et intensifie les cadences. « C’est une tendance très forte, y compris dans la fonction publique. Cela génère des risques psychosociaux très élevés », observe Irène Gaillard, ergonome au Cnam de Toulouse. Les études sur les conditions de travail révèlent aussi que les facteurs de souffrance – le bruit, l’intensité ou l’exposition aux agents toxiques – sont en constante augmentation [1]. S’y ajoute une explosion de la précarité. Même si le CDI reste la norme pour 85 % des salariés, les premières embauches se font désormais neuf fois sur dix en CDD, un quasi-doublement en trente ans [2]. Et 30 % de la population active travaille sous le statut d’« indépendant », à temps complet ou partiel, situation subie pour un tiers des personnes [3]. Le chômage de masse a également conduit près d’un diplômé sur trois à accepter un emploi inférieur à ses qualifications [4]. Tous ces facteurs ont fait de la souffrance au travail un problème de santé publique de premier plan. Ce à quoi il faut ajouter les conséquences de l’exclusion : la mortalité d’un chômeur est trois fois supérieure à celle d’un actif occupé [5].

Alors que faire ? Re-sanctuariser le travail en renforçant le statut de salarié ? Ou inventer de nouvelles formes de protection, plus souples, pour « libérer » le travail et se caler sur l’évolution du marché du travail ?

Récemment, c’est Benoît Hamon, candidat socialiste à la présidentielle, qui a donné le la de ce débat grâce au buzz qui a entouré sa proposition de revenu universel. Un sacré coup électoral, qui a fait des vagues à gauche dans les discussions sur l’économie.

L’idée donne lieu depuis longtemps à des échanges virulents. Les invectives et les noms d’oiseaux fusent. Les slogans se confondent en occultant parfois des divergences de fond. C’est à s’y perdre, entre les philosophes et les économistes, qui ne débattent pas sur le même terrain, et les démarches intellectuelles, militantes ou politiques qui se télescopent autour d’une idée devenue fourre-tout. Entre ceux qui prônent les mêmes remèdes avec des diagnostics contraires, et ceux qui partagent une vision commune de l’avenir mais s’opposent sur la stratégie à adopter pour y parvenir. Ce débat mérite d’être éclairci, car il rafraîchit l’atmosphère à gauche en esquissant un idéal qui semble nouveau, dans l’inquiétante perspective de la révolution numérique.

Le salariat est-il désuet ?

Tout avait assez mal commencé. Depuis la publication de The End of Work, le best-seller de l’essayiste américain Jeremy Rifkin, en 1995, les esprits s’échauffent autour de la prétendue « fin du travail ». Certaines prédictions affirment que les robots travailleront bientôt à la place des hommes – un emploi sur deux serait menacé, selon une étude de l’université d’Oxford en 2013 –, ce qui impose de repenser tout notre modèle de société. Une idée qui épouse une intuition et un sentiment de vertige très répandus face aux bonds de la technoscience. La robotique serait l’occasion historique de « dérobotiser l’homme », juge ainsi le philosophe Raphaël Liogier. Voilà pourquoi, selon lui, le lien de subordination qui emprisonne et génère de la souffrance – le salariat – doit être rompu (grâce au revenu universel).

Cependant, sur la question du recul du travail, ces intellectuels ont peu d’alliés et des contradicteurs coriaces. La bataille des chiffres est engagée. Les gains de productivité stagnent et 10 % seulement des emplois seraient menacés par la révolution numérique, affirment l’OCDE et le Conseil d’orientation pour l’emploi. Et l’économiste Jean Gadrey fait remarquer que des experts américains prophétisaient déjà la fin du travail… en 1963 [6] ! Pour d’autres, cette perspective n’est tout simplement pas souhaitable. « Le travail est extrêmement important d’un point de vue individuel, pour l’accomplissement de soi », alerte le psychanalyste Christophe Dejours, qui juge « catastrophique » les velléités « de lâcher la question du travail ». « Il reste un médiateur irremplaçable dans la constitution de liens entre les personnes », assure-t-il.

Mais cette controverse sur la disparition du travail ne doit pas occulter le débat, plus urgent, sur la transformation du salariat. Ce contrat de subordination qui organise le travail est mis à mal et semble dépassé par l’« ubérisation » et la progression du travail indépendant. L’idée de le faire évoluer est déjà ancienne chez les intermittents du spectacle, qui avancent l’hypothèse que leur modèle pourrait être étendu à beaucoup d’autres activités que la seule création artistique. Ils seraient l’avant-garde d’une façon de travailler généralisable dès demain. Ce qui a conduit le philosophe Bernard Stiegler à lancer l’expérimentation d’un « revenu contributif » dans neuf villes de Seine-Saint-Denis (intercommunalité de la Plaine Commune).

Ses conclusions sont attendues avec impatience. Car le terrain est rendu glissant par la pression des néolibéraux, qui ne manqueront aucune occasion d’attaquer le salariat. « L’assimilation qui est faite entre salariat et rigidité, salariat et hiérarchie, m’inquiète, prévient Dominique Méda, philosophe et sociologue, qui vient de rejoindre l’équipe de Benoît Hamon. Beaucoup d’auto-entrepreneurs ou de petits entrepreneurs sont sous la domination d’un seul donneur d’ordre, et la dictature du client n’est souvent pas plus agréable que celle du patron… Attention à l’illusion du travail à son compte : 90 % des auto-entrepreneurs gagnent moins que le Smic et travaillent sans aucune limite horaire. En l’absence d’un régime du travail plus protecteur, il me semble absolument essentiel de promouvoir et de renforcer le salariat. »

S’engager dans la démarche politiquement ambitieuse du revenu universel n’est-il pas lâcher la proie pour l’ombre ? Cela signifie-t-il un abandon des luttes salariales, au risque de servir d’idiot utile aux libéraux qui mettent à bas les protections une à une ?

Le revenu universel, cheval de Troie des néolibéraux ?

Julien Dourgnon, économiste de formation et auteur d’un récent livre sur le revenu universel, a conscience que ce changement de paradigme peut faire l’effet d’un saut dans l’inconnu. « C’est très difficile pour beaucoup, à gauche, d’accepter l’idée d’une émancipation hors du salariat, car la conquête sociale s’est faite en tentant de domestiquer le salariat de l’intérieur. Mais pourquoi défendre encore ce modèle unique ? C’est un lien de subordination qui se mute parfois en esclavagisme adouci et renvoie aux marges de la société un tiers de la population active depuis trente ans. » Sa conviction est qu’un revenu universel peut servir de levier pour émanciper l’homme de cette « machine à exclure ou à épuiser » qu’est progressivement devenu le salariat. « Cette rupture ne signe pas la disparition du salariat, mais son ouverture radicale. L’individu, dans cette configuration, ne doit plus uniquement son inclusion sociale à l’emploi. Il faut diversifier les modalités de l’inclusion », écrit-il dans son ouvrage [7].

Baisser les armes dans la lutte pour l’amélioration de la condition des salariés « serait catastrophique, soupire Michel Husson, économiste proche de la France insoumise. Cela revient pratiquement à cracher sur les revendications classiques du mouvement ouvrier ».

Cet avertissement n’effraie pas les défenseurs du revenu universel. Ils y voient au contraire un moyen de débarrasser le mouvement social de ses vieilles ritournelles. De rajeunir radicalement la gauche. « L’impasse stratégique, ce serait de continuer sur un terrain où nous avons perdu toutes les batailles depuis trente ans, répond Julien Dourgnon. Le service public a été détruit, l’emploi a été flexibilisé, etc. Le revenu universel est un moyen de dépasser les solutions traditionnelles qui ont montré leurs limites. C’est une démarche salutaire pour ne plus être dans des luttes défensives. »

Le revenu universel est donc pensé comme un contre-pied radical. Une volte-face stratégique qui changerait le cadre de la lutte pour l’émancipation. C’est peu dire que cette proposition est accueillie avec réticences. « Il est absurde d’imaginer une société émancipatrice dans laquelle le travail serait abandonné aux multinationales et aux grands groupes capitalistes. Nous leur laisserions la question du travail en espérant qu’ils acceptent de financer en échange le revenu universel ? Ce n’est tout simplement pas sérieux », tranche Thomas Coutrot, économiste du travail et membre du conseil scientifique d’Attac. D’autant que, pour mettre en place le revenu universel, il faudrait un rapport de force d’une ampleur inédite, étant donné son coût. « L’idée qu’on pourra obtenir un revenu universel plus facilement que la réduction du temps de travail me semble assez naïve. La réforme fiscale induite par le revenu de base [l’autre nom du revenu universel, NDLR] revient à quasiment exproprier les plus riches », ajoute Michel Husson.

Les détracteurs du dispositif notent enfin avec effroi que Frédéric Lefebvre (LR), Nathalie Kosciusko-Morizet (LR), Christine Boutin (droite catholique) ou l’ultralibéral américain Milton Friedman prônent le revenu universel. Il permettrait, selon les libéraux, d’offrir un « solde de tout compte » aux exclus, fusionnant toutes les composantes de la protection sociale pour assurer la survie de tout un chacun. Ce « revenu de misère » – selon l’expression qui circule dans les rangs de la France insoumise – ouvrirait la voie à une dérégulation complète du marché du travail. Il serait le « cheval de Troie » des partisans de la libéralisation du marché du travail.

Le sociologue Bernard Friot ne fait d’ailleurs pas de distinction entre le revenu universel des libéraux et celui prôné par Benoît Hamon : « C’est la suite d’une politique [d’accompagnement du néolibéralisme] inaugurée dans les années 1980 par le Parti socialiste. Les mesures pour l’emploi des jeunes ont entraîné la division par deux du salaire d’embauche et la normalisation du travail gratuit des stagiaires. Le RMI a été inventé pour accompagner la réduction très forte des allocations chômage. Le revenu universel vise simplement à accompagner la diffusion de l’auto-entrepreunariat, qui est une volonté des libéraux. »

Tout dépend de son niveau, répondent les partisans du revenu universel. Au-delà d’un certain montant, « il donnerait aux travailleurs à bas salaire la possibilité de refuser des emplois mal payés. Cela renforcerait le pouvoir de négociation des travailleurs », écrit l’économiste Jean-Éric Hyafil sur le blog de Jean Gadrey.

L’État peut-il réparer l’emploi ?

À l’opposé d’un revenu universel, la mesure phare pour l’emploi de la France insoumise est l’idée de refaire de l’État un « employeur en dernier recours ». « Il faut que ce soit l’État qui crée des emplois […] indépendamment de critères de rentabilité et de fabrication de profit », estime le statisticien Michel Husson. Une idée qui frappe moins les esprits que le revenu universel et peine à percer sur les grandes ondes médiatiques.

Sans doute parce qu’elle est moins enthousiasmante, suggère Julien Dourgnon, même s’il n’a pas d’opposition de principe à cette proposition, compatible selon lui avec le revenu universel : « Quel plein-emploi va-t-on atteindre avec cette proposition ? Celui d’emplois choisis et de qualité ? Est-ce qu’on demandera leur avis aux gens pour savoir s’ils veulent faire de la rénovation thermique ou de l’entretien de jardins publics ? Ce que je cherche à faire avec le revenu universel, c’est redonner aux gens la possibilité de choisir. »

Partisans et opposants de la mesure s’accordent à dire qu’il faut renforcer les protections et lutter contre les politiques néolibérales qui mettent l’emploi à sac. « Je crois qu’il n’y a pas de divergences graves autres que doctrinales et qu’un socle commun existe bien, sur l’idée d’une énorme avancée des droits et de la protection sociale », analyse l’économiste Jean Gadrey.

Il faut d’ailleurs relativiser la portée du revenu universel défendu par Benoît Hamon. Dans son « premier volet », il se résume à une généralisation du RSA aux 18-25 ans, ce que le syndicat étudiant Unef revendique de longue date sous le nom d’« allocation d’autonomie ». « Il faut se donner le temps de voir comment évoluent les emplois et résister aux tendances qui nous semblent indésirables avant de mettre en place le dernier étage de la fusée “revenu universel”, juge Dominique Méda. Entre les deux, il y a la question essentielle d’une assurance universelle contre la perte d’emploi et les revenus trop faibles. » C’est une autre idée qui fait consensus à gauche, avec quelques nuances. La France insoumise préconise en effet d’attacher la protection sociale aux individus, pour que les indépendants y soient éligibles.

Un autre point fait l’unanimité à court et à moyen termes : la réduction du temps de travail. Est-ce parce que l’idée a été méthodiquement attaquée, depuis les 35 heures, que ce thème est étouffé durant la campagne ? Il figure en tout cas dans tous les programmes de la gauche, et la CGT s’y est convertie depuis 2012. Tous les discours aboutissent à cette idée comme première étape pour dépasser le paradoxe actuel d’un salariat qui exclut les uns et pressure les autres : le partage du travail.

Et si on parlait d’organisation du travail ?

Les spécialistes de la souffrance au travail regrettent en revanche la faiblesse des débats sur l’organisation du travail. Ce n’est pas une question accessoire, insiste le psychiatre Christophe Dejours : « La gauche a été incapable de comprendre que l’organisation du travail était un système de domination. Et les conséquences s’en ressentent sur l’ensemble de la société. Le management néolibéral détruit toute idée de coopération. Or, c’est la base de la démocratie. »

L’avenir du travail est donc à chercher dans des formes alternatives d’organisation, renchérit Thomas Coutrot, qui observe avec enthousiasme les expériences du mouvement coopératif et de l’économie sociale et solidaire. « La libération du travail n’a jamais été aussi concrète qu’aujourd’hui. On le voit avec les nouvelles formes d’organisation, de l’autogestion à l’entrepreneuriat solidaire en passant par les réseaux de coopératives. » Il propose notamment l’idée d’un « revenu de transition » distribué dans chaque région pour ceux qui souhaitent se reconvertir dans un projet social ou environnemental. Les « coopératives d’activité et d’emploi » se développent depuis la fin des années 1990 pour offrir à des indépendants la protection du statut de salarié et l’appui du collectif.

La France insoumise développe aussi un panel de propositions pour lutter contre la souffrance au travail, principalement par la mise en place de nouvelles règles. Et Benoît Hamon, Yannick Jadot et Jean-Luc Mélenchon proposent d’impliquer davantage les salariés dans la gestion des entreprises, avec des déclinaisons différentes d’une famille à l’autre. « Nous observons que certains chefs d’entreprise vont à contre-courant de l’individualisation, car ils s’aperçoivent qu’ils ont besoin de coopération, pointe Irène Gaillard_. Il n’y a pas de remède miracle, mais un grand principe s’avère primordial : la connaissance du travail réel. »_ Il faudrait donc une armée d’ergonomes pour faire émerger en France une culture du dialogue pour repenser, collectivement, l’organisation du travail.

Toutes ces propositions ne sont pas encore suffisamment audibles dans le contexte de thérapie de choc néolibérale qui grignote à grande vitesse les droits acquis pour les salariés. Cette doctrine a réussi la prouesse d’apparaître comme le camp « du travail », alors qu’elle a propulsé depuis trente ans le chômage à un niveau inégalé. C’est toute l’ironie du discours du candidat Emmanuel Macron. Après avoir gouverné en menant une guerre méthodique au « coût » du travail, il entend désormais se faire élire en louant la « valeur » travail.

[1] Enquête Sumer, ministère du Travail.

[2] Chiffre Dares.

[3] Soit 13 millions de personnes, étude McKinsey.

[4] Chiffres 2010, Julien Dourgnon.

[5] Selon une étude de l’Inserm, en 2015.

[6] Blog sur le site d’Alternatives économiques.

[7] Le Revenu universel, pourquoi, comment ? ; Les petits matins.

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Faut-il enterrer le salariat ?
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