Les bons comptes font les bons insoumis

Jean-Luc Mélenchon a dévoilé dimanche 19 février, pendant plus de cinq heures, en direct sur sa chaîne YouTube, le chiffrage du programme « L’Avenir en commun ». Un exercice inédit.

Nadia Sweeny  • 22 février 2017 abonné·es
Les bons comptes font les bons insoumis
© FRANCOIS GUILLOT/AFP

Bien décidés à occuper l’espace de l’innovation en matière de communication politique, Jean-Luc Mélenchon et son équipe ont présenté, dimanche dernier sur YouTube, le détail du chiffrage du programme du candidat. Présentée en direct par Charlotte Girard, coresponsable du programme, et Guillaume Tatu, conseiller médias, l’émission reprend clairement les codes télévisuels classiques. Avec quelques déboires techniques. La volonté louable de faire passer un message clair est mise à mal par la durée de l’émission : cinq heures et demie de détails programmatiques et de chiffrages saupoudrés de « slide » diffusés en arrière-plan… parfois un peu indigeste. Plus d’une dizaine d’intervenants alliés se sont succédé pour justifier l’ensemble. Après quatre heures, c’est au tour de journalistes issus principalement d’une presse critique – Le Figaro, Challenges et BFM Business – de critiquer le programme et par là même, de le crédibiliser. « On n’est pas fous, répètent les membres de l’équipe, on a joué la prudence. »

Reste que l’exercice politique était audacieux. Aucun homme politique n’avait osé, en direct, décortiquer de manière aussi précise le chiffrage de son programme.

Pas moins de 273 milliards d’euros de dépenses supplémentaires seraient nécessaires à l’application du programme de Jean-Luc Mélenchon. « L’idée est d’injecter une masse suffisante qui remette en route l’activité », a indiqué le candidat. « On propose une politique de la demande » : une réforme keynésienne, en somme, s’appuyant sur « deux jambes » : « le modèle écologique » et « le modèle social ».

« L’objectif, c’est 3 millions d’emplois »

La France insoumise table d’abord sur 100 milliards d’euros d’investissement, basés sur un emprunt nouveau, dont 50 milliards seraient affectés à un « plan écologique de relance de l’activité économique » et 45 milliards à « l’urgence sociale », dont 18 pour la construction de logements publics.

Les dépenses publiques doivent augmenter de 173 milliards d’euros : 33 milliards iraient à la lutte contre la pauvreté ; 32 pour un retour de l’âge de la retraite à 60 ans à taux plein, avec le Smic réévalué à 1 700 euros brut, comme somme plancher ; 24 milliards seraient affectés à l’éducation et à la culture ; 22 pour la revalorisation des salaires ; 21 milliards investis dans le service aux personnes ; 17 milliards en direction de la jeunesse ; 5 pour la santé et le recrutement de 60 000 fonctionnaires dans l’hôpital public. Enfin, 3 milliards alloués à la justice.

« L’objectif, c’est 3 millions d’emplois », lance l’économiste Liêm Hoang-Ngoc, dont 2 millions créés dans le secteur marchand, pour atteindre un taux de chômage équivalant à 6 % en 2022, soit une situation de plein-emploi.

Pour financer ces nouvelles dépenses, outre l’emprunt, la France insoumise mise sur l’efficacité de ses mesures et une croissance à 2 % dès 2018, contredisant toutes les estimations actuelles. Le taux d’endettement passerait à 4,8 en 2018 – créant des sueurs froides à Bruxelles – puis à 2,5 en 2022.

Limiter l’échelle des salaires de 1 à 20

Ils estiment donc leurs recettes à 190 milliards d’euros qui émaneraient pour 55 milliards des recettes fiscales dues à la relance économique elle-même, pour 37 milliards de la destruction de niches fiscales, 33 milliards de nouveaux prélèvements obligatoires – passant de 45 à 49,1 % –, 30 milliards issus des récupérations de l’évasion fiscale, et 21 de l’abrogation du CICE et du pacte de responsabilité.

C’est le résultat de la « révolution fiscale » : taxer les dividendes, renforcer l’ISF, mais aussi limiter l’échelle des salaires de 1 à 20 en imposant à 100 % tout dépassement. Une mesure qui pourrait être jugée « confiscatoire » par le Conseil constitutionnel, qui a déjà rejeté l’imposition à 75 % des hauts revenus, inscrite dans la loi de finances par François Hollande en 2013. « Il en fait un peu beaucoup, nous a confié Henri Sterdyniak, du collectif des Économistes atterrés. Ce n’est pas en créant 14 tranches d’impôts que la redistribution va être meilleure. »

Pour le candidat Mélenchon, l’ennemi, un véritable « cancer », c’est la finance. Il promet de faire la chasse au « capital qui ne sert plus l’investissement mais alimente la sphère spéculative » et de renégocier les traités européens.

La fin de la financiarisation

« François Hollande avait déjà fait cette promesse, pourquoi vous, vous y arriveriez ? », questionne le journaliste du Figaro. « Parce que je le dis », lance-t-il. En fait, s’il veut emprunter directement à la BCE – ce qu’il évoque pour les 100 milliards d’euros d’investissement – il n’aura pas le choix : les traités l’interdisent et sa méthode de contournement reste incertaine.

Jean-Luc Mélenchon veut signer la fin de la financiarisation et de l’austérité, « puisque, comme l’indique le Fonds monétaire international, 1 euro d’argent public investi génère 2 à 3 euros d’activité et de recettes publiques », répète-t-il. Mais le facteur « multiplicateur » annoncé faisait référence aux pays en récession. Aujourd’hui, aucun ne s’accorde sur cette estimation, d’autant que le risque d’une augmentation des taux d’emprunts – aujourd’hui très bas – qui pourrait avoir pour conséquence l’envolée du prix de la dette, si la croissance et l’inflation ne suivent pas, n’est pas étudié. M. Mélenchon n’y croit pas.

« Je conteste la pensée économique qui ramène tout à une comptabilité économique », déclare-t-il. Ce n’est peut-être pas tant dans le chiffrage en soi que le candidat semble finalement vouloir convaincre, mais dans l’audace d’oser cette prise de risque inédite et de conforter sa légitimité à présenter des chiffres, à être dans le concret. Si l’exercice est louable, il comporte les limites d’une rigidité programmatique qui pourrait apparaître comme une illusion sur l’indépendance économique de la France par rapport au reste du monde en général, et de l’Europe en particulier : la question des exportations n’ayant, par exemple, pas été approfondie.

« Il n’a pas évoqué les questions productives et la compétitivité et il est incomplet sur les aspects de la planification écologique : j’aurais aimé en savoir plus à propos de l’articulation entreprises privées/publiques et le compromis avec le patronat français qui est quand même une grande partie de l’enjeu, renchérit Henri Sterdyniak. C’est un chiffrage politique », tranche-t-il.

Les chiffres, vécus comme des promesses, se retournent parfois contre le candidat. D’autant que, stratégiquement, entrer dans le détail n’est pas un gage de captation de l’intérêt des électeurs. « Personne n’a poussé aussi loin un travail de programme », note tout de même Guillaume Tatu, pour conclure : « On est prêt à gouverner. »

Politique
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