Mineurs isolés étrangers : Parcours de combattants

Devant la défaillance des pouvoirs publics, associations et citoyens s’organisent pour mettre à l’abri et accompagner des mineurs isolés. Témoignages.

Ingrid Merckx  et  Vanina Delmas  • 1 février 2017 abonné·es
Mineurs isolés étrangers : Parcours de combattants
© Photo : Antoine Jean Louis

La prise en charge des mineurs isolés étrangers (MIE) repose sur les conseils départementaux. « Le 31 mai 2013, un protocole entre l’État et l’Assemblée des départements de France (ADF) et une circulaire de la garde des Sceaux ont été adoptés en vue d’harmoniser les pratiques d’évaluation des MIE et d’organiser leur prise en charge selon un principe d’orientation géographique à l’échelle nationale », précise une évaluation de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) sur le dispositif, datant de juillet 2014. Sauf que les inégalités sont telles d’un département à l’autre qu’un mineur peut être mis à l’abri dans l’un et laissé à la rue dans un autre, jugé mineur ici et majeur ailleurs. Certains départements font même repasser toutes les étapes d’évaluation et de tests osseux à chaque dossier. Objectif : limiter le nombre de prises en charge. Depuis quelques mois, les tribunaux administratifs sanctionnent financièrement des refus de mises à l’abri. En décembre, la Haute-Garonne a été sommée de prendre des mesures immédiates pour 80 mineurs hébergés depuis un an à l’hôtel sans accompagnement. La Loire-Atlantique a été condamnée quatorze fois depuis l’été 2015 pour non-mises à l’abri, mais une centaine de jeunes seraient encore livrés à eux-mêmes à Nantes, affirme la Cimade. Des collectifs, des associations et des citoyens s’organisent pour faire face à l’urgence et répondre aux défaillances des pouvoirs publics.

Moussa et Maria

Moussa porte une grosse parka avec une capuche dans laquelle son visage chaussé de lunettes disparaît un peu. « Ce manteau vient d’un copain, sourit Maria. Sinon, l’association Hors la rue lui a donné pas mal de vêtements. » Elle est venue le chercher à la sortie de son lycée, dans le XIIe arrondissement à Paris. Sauf qu’il n’était pas en cours ce matin : il était allé avec sa classe au forum des métiers. Ça ne l’a pas emballé : son lycée d’enseignement professionnel propose des apprentissages en chaudronnerie, ascensoriste, outillage… Et lui préférerait passer un CAP boulangerie. Il en a parlé avec sa prof principale, qui a d’ailleurs écrit une lettre au juge pour louer son sérieux et ses progrès alors qu’il n’avait jamais été scolarisé.

Pour l’heure, il s’applique à apprendre le français dans une des deux classes réservées aux primo-arrivants. Moussa est « mijeur » : ni mineur ni majeur. Arrivé du Mali en France en mars 2016 à 15 ans, il n’a pas été reconnu mineur par l’Aide sociale à l’enfance du Val-de-Marne. Après avoir passé deux jours en hôtel meublé à Créteil, il a dormi sous une tente avec d’autres jeunes dans le campement installé au métro Stalingrad, à Paris. C’est là qu’il a rencontré des associations comme Paris d’exil et Hors la rue. Il a fait appel des décisions de l’ASE et du juge. « Il attend encore. Son prochain rendez-vous est en avril, cela fera un an ! », soupire Maria.

Entre-temps, Moussa a eu 16 ans. C’est via le collectif Paris d’exil qu’il a rencontré Maria, chercheuse à l’Inserm et mère de trois enfants de 10, 6 et 2 ans. Depuis neuf mois, il dort sur le canapé du salon. « Il a les clés. Tous nos amis le connaissent. » Maria et son compagnon financent tout. « C’est tout à fait gérable », affirme-t-elle, l’air de dire qu’il ne coûte pas grand-chose. Un peu stressé, Moussa laisse Maria raconter. Régulièrement, elle demande gentiment : « Je peux raconter ça ? » Il s’anime : « Un de mes amis ne veut pas quitter sa famille hébergeuse. Il dit qu’il est très bien là-bas. » «C’est pour ça que le collectif préfère des périodes d’hébergement plus courtes, commente Maria. On se pose beaucoup de questions, il ne faudrait pas que nous remplacions la création de foyers. »

Beaucoup sont chercheurs et artistes au sein de ce collectif créé en novembre 2015, et le gros des troupes a la vingtaine. Maria était déjà membre de RESF et avait travaillé avec Médecins du monde. « Neuf mois, c’est pas classique comme durée. De toute façon, on gardera contact avec Moussa. » L’idée du foyer ne déplaît pas au jeune homme. Sa santé ? Il montre un majeur gauche atrophié. « Il s’est fait attaquer en Libye », glisse Maria. « C’était dur… », souffle Moussa sans s’étendre. Il a été opéré. « À l’hôpital, ça a été un peu compliqué pour les autorisations. À l’école, c’est lui qui signe les papiers. Pour ses déplacements, il se débrouille », explique Maria. La semaine dernière, pour une intervention chez le dentiste, elle l’a accompagné. « Il n’a jamais que 16 ans. Et puis, le dentiste, c’est déjà pas drôle, alors tout seul… »

Jules, 16 ans

À 16 ans, Jules n’est pas très bavard et ne rêve que de foot. Il a retrouvé son âme d’enfant, celle qu’il a égarée il y a plusieurs années de l’autre côté de la Méditerranée. Originaire de Côte d’Ivoire, Jules perd sa mère dès sa naissance, puis son père lors du conflit militaire qui déchire le pays à partir de 2007. Sans famille, il se retrouve dans des camps de réfugiés au Mali. Un jour, un oncle le contacte et ils partent ensemble jusqu’au Maroc, puis gagnent la rive espagnole en pirogue. La phobie actuelle de l’eau du jeune homme en dit long sur le traumatisme. Un bus les dépose finalement à Marseille, au mois de juillet 2016, et c’est là que son oncle l’abandonne. Jules dort alors à la gare Saint-Charles, mais il est effrayé et prend un bus jusqu’à Martigues. Au hasard. Le collectif RESF local est alerté et la solidarité s’organise. « C’était la première fois que nous avions un jeune dans nos rues, raconte Frédéric Grimaud. Nous avons sollicité les services sociaux de la ville mais, un mois après, nous avons retrouvé Jules dans la rue.»

André, un retraité, accepte de l’accueillir chez lui, le temps que le département le prenne en charge. La semaine, il se rend au collège ; le week-end, des familles prennent le relais et l’emmènent au cinéma ou au club de foot avec leurs enfants. « Il est francophone, alors le contact s’est fait facilement, mais il était illettré, il n’a jamais été à l’école car il travaillait aux champs », précise Frédéric. En décembre, toujours aucune réponse administrative, alors les habitants organisent une soirée de débat autour du documentaire J’ai marché jusqu’à vous (voir encadré) et invitent une juriste et un conseiller départemental. Un mois plus tard, Jules reçoit un courrier attestant qu’il bénéficie désormais de la protection de l’État et sera placé en famille d’accueil, près du Vigan (Gard). « On dirait la brousse ! », s’est exclamé Jules en voyant des photos du petit village des Cévennes, à trois heures de route de ceux qui lui ont redonné de l’espoir. « Ses mots sont rares, mais son visage, très expressif, s’est éclairé au fil des semaines », conclut Frédéric, ému.

Seydou*, 16 ans

En septembre 2016, une rencontre dans l’aile C du centre administratif de Blois a changé deux vies. Axel*, convoqué pour une consultation médicale, est en entretien avec deux médecins quand la secrétaire frappe à la porte et annonce qu’un jeune Malien vient d’arriver et ne sait pas où aller. Silence total. Outré par cette passivité, Axel propose de l’emmener voir un de ses amis qui travaille à France terre d’asile. « Je suis reparti avec lui tout de suite, se souvient Axel. Sa posture était humble, il baissait la tête, n’a posé aucune question, il était tellement démuni… » Il apprend que son petit protégé de 16 ans doit obligatoirement passer par la case Aide sociale à l’enfance (ASE). Il l’accompagne donc à la porte D du même bâtiment où ils se sont rencontrés. Axel a juste le temps de fumer une cigarette que l’entretien est déjà terminé : l’ASE refuse toute protection car elle ne peut pas rattacher à ce jeune homme l’extrait d’acte de naissance présenté. Autre argument : un prétendu arrêté départemental sur la validité des papiers d’identité des réfugiés, datant du mois de mai mais toujours inconnu des associations à l’heure actuelle.

Le parcours du combattant administratif n’en finit pas, alors la famille d’Axel accueille Seydou, même si elle ne roule pas sur l’or. Il parle essentiellement bambara mais, avec ses quelques mots de français, il parvient à raconter à la famille ce qu’il a vécu. Orphelin de mère à l’âge de 5 ans, il devient un esclave domestique lors du remariage de son père, alors que les autres enfants vont à l’école. Aidé par un de ses oncles, il fuit, traverse la Mauritanie, échappe de justesse à un massacre en Libye et arrive en France. À Paris, on lui conseille d’aller en province pour avoir plus de chances mais, avec 40 euros, il ne peut se payer qu’un billet de train pour Blois.

« Cette rencontre est la chose la plus intense que j’ai vécue depuis la naissance de mes enfants, confie Axel. Cela m’a redonné un souffle, une motivation. Aujourd’hui, nous ne sommes plus quatre à la maison, nous sommes cinq ! » Seydou comprend rapidement qu’il doit absolument apprendre à lire et à écrire, et passe des journées entières à recopier les lettres de l’alphabet. Puis une association l’aide un peu, avant qu’il n’intègre une classe de FLE (français langue étrangère) au lycée. Il devrait bientôt commencer un stage dans une ferme bio qui fabrique son pain, car son nouvel objectif est de devenir boulanger. « Ça, c’est mon plaisir ! », répète-t-il à longueur de journée.

« Comme des animaux… »

Dans leur lettre, ils disent qu’ils sont « comme des animaux ». Ils se plaignent de l’attente, du manque d’informations et de soins, et de retour sur leurs prises de sang. Les mineurs étrangers hébergés au foyer Bellevue, à Châlons-en-Champagne, où Denko Sissoko, 16 ans, s’est défenestré le 6 janvier, ont écrit à la directrice. Ils parlent de leur peur. Ils seraient menacés dès leur entretien d’évaluation. « Ils n’ont pas la même représentation que nous de la police. Pour eux, police égale sévices », explique Marie-Pierre Barrière, professeur au collège et membre du RESF local.

« Denko Sissoko n’était pas désespéré, assurent ses copains. Comment comprendre son geste, sinon par le fait qu’un événement l’a fait paniquer ? », interroge Ibtissam Bouchaara, éducatrice et déléguée du personnel à la Sauvegarde, l’association qui gère le foyer pour le compte du département. Il se dit que la police aurait débarqué dans le foyer. Un foyer où les noms ne sont pas inscrits sur les portes. Un foyer où il paraît difficile de trouver quelqu’un sans alerter tout le monde, à moins d’avoir été renseigné… Rumeurs ? Paranoïa ? Des éléments convergent vers un scénario sombre. L’Aide sociale à l’enfance (ASE) et les forces de l’ordre qui ne protègent pas. Des tests osseux qui concluent systématiquement à la majorité. Et cet argument récurrent : « Il faut décourager les jeunes pour ne pas encourager les filières. »

Le 23 décembre dernier, Ibtissam Bouchaara, qui venait d’être élue déléguée du personnel à la Sauvegarde, gérant plusieurs lieux, découvre le foyer Bellevue : « Je suis éducatrice depuis seize ans auprès de jeunes écorchés. Dans ma structure, ils sont accueillis dans de bonnes conditions. Ce que j’ai vu à Bellevue pourrait relever de la discrimination. » Elle informe l’inspection du travail sur l’insalubrité et l’insécurité de l’endroit : porte d’entrée ouverte à tout le monde, manque d’issues de secours, pas de gardien la nuit, cafards, etc. Et saisit le Défenseur des droits à propos de ces 73 jeunes encadrés par seulement quatre éducateurs, livrés à eux-mêmes dans ce bâtiment qui héberge principalement des adultes en difficulté : « drogués, alcooliques, personnes âgées… », écrivent les jeunes. En riposte, la direction écrit à tous les salariés un courrier où elle accuse Mme Bouchaara de diffamation et la menace de licenciement. « Je n’ai fait que mon boulot », maintient cette dernière.

« Châlons se targue d’être pilote en matière d’évaluation alors que ce que les jeunes nous confient relève du mépris, de l’intimidation, voire de la maltraitance, soupire Marie-Pierre Barrière. Mineurs et majeurs sont mélangés, la pièce à vivre ferme à 18 heures, ils se débrouillent pour se faire à manger et faire leurs devoirs. Les uns vont au collège, d’autres sont en apprentissage. Certains passent des semaines à attendre la décision de l’ASE, et 80 % sont rejetés ! Ils font plus que leur âge ? Certainement ! Ce qu’ils ont traversé, subi, et les responsabilités qu’ils doivent endosser leur donnent une maturité incroyable. Mais ce sont encore des enfants. » Elle est catégorique : « Ce foyer est un lieu de “stockage” où ils sont isolés. »

Concernant Denko Sissoko, le procureur a conclu au suicide. Il n’y a pas eu d’enquête. « Même pas sur la légalité de ce lieu ! », s’indigne Ibtissam Bouchaara. Le résultat de l’autopsie n’est pas connu. Le corps du garçon est finalement reparti au Mali. Marie-Pierre Barrière s’étrangle : « Les jeunes que l’on suit reprennent pied. On ne peut s’empêcher de se dire que, si Denko Sissoko nous avait appelés, il n’aurait pas sauté… »

  • Les prénoms ont été modifiés.

Société
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