Éric Fassin : « Le populisme de gauche est une illusion politique »

Pour le sociologue Éric Fassin, mettre en avant la figure du « peuple » éloigne de la lutte des classes.

Olivier Doubre  • 29 mars 2017 abonné·es
Éric Fassin : « Le populisme de gauche est une illusion politique »
© photo : DR

Spécialiste des États-Unis et des questions de genre, Éric Fassin analyse dans son dernier ouvrage « le grand ressentiment » qu’exprimerait le populisme, catégorie ou concept politique pour le moins indéfini. Dans la lignée de son précédent essai, Gauche, l’avenir d’une désillusion (Textuel, 2014), mais aussi dans un dialogue critique avec les travaux d’Ernesto Laclau et de Chantal Mouffe [1] en faveur d’un « populisme de gauche » à assumer et à construire, il montre les limites, voire les dangers, d’une telle proposition, qui, selon lui, amène finalement à s’éloigner de la notion de classes et donc de lutte des classes.

Vous soulignez que le populisme est un « concept indéfini ». Comment travailler avec une définition floue, même si vous remarquez que les différents populismes ont tous un « air de famille » ?

Éric Fassin : Ce serait une erreur de croire que, derrière chaque mot, il y a un concept. Il y a des usages différents du mot « populisme », sans qu’on puisse leur trouver un dénominateur commun. Ce qui les relie, c’est seulement, en effet, ce que Wittgenstein appelait un « air de famille ». J’avais déjà emprunté cette idée du philosophe pour penser la diversité des familles (homoparentale ou hétéroparentale, monoparentale, recomposée, etc.) : il n’y a aucun trait qui les définisse toutes, mais on retrouve tel trait de la première chez une deuxième, et tel autre chez une troisième. De même, le populisme de Jeremy Corbyn ressemble à celui de Bernie Sanders, comme Poutine rappelle Trump, et Orban a quelque chose d’Erdogan, comme Podemos a des traits du péronisme. Toutefois, cela n’implique pas qu’il y aurait entre tous un dénominateur commun. Il ne s’agit pas pour autant de renoncer au mot, mais d’en repérer les usages. Or la nouveauté, en France, c’est que le populisme n’est plus seulement une accusation : c’est également une revendication – non seulement à droite, mais à gauche.

C’est pourquoi vous parlez du « moment populiste » que nous connaîtrions actuellement…

Lorsque, comme Chantal Mouffe, on utilise cette expression, c’est pour rapprocher tous ces populismes, de droite comme de gauche. On nous dit qu’ils ont en commun, premier trait, d’opposer le peuple (« nous ») aux élites (« eux ») ; mais cette rhétorique antisystème est aujourd’hui tellement répandue (de Mélenchon à Le Pen, mais aussi de Macron à Fillon !) qu’elle ne veut plus dire grand-chose. Deuxième trait : lorsqu’on veut disqualifier le populisme, on le taxe de xénophobie. Mais les populistes de gauche rejettent ce soupçon : pour eux, cela concerne seulement les populistes de droite. Reste un troisième trait, la critique du néolibéralisme : au lendemain de l’élection, Bernie Sanders s’est dit prêt à travailler avec Donald Trump si celui-ci se battait effectivement contre les grandes entreprises. Mais comment ne pas voir que Trump est le président de Wall Street ? Et qui pouvait croire que le milliardaire allait s’en prendre au grand capital ?

Cette naïveté apparente est révélatrice d’une illusion : à gauche, on veut croire qu’il y aurait un fond de révolte contre le néolibéralisme qui rapprocherait le peuple de droite du peuple de gauche. C’est dire que certains électeurs se fourvoieraient dans le mauvais populisme (de droite) et qu’il faudrait les rallier au bon populisme (de gauche), qu’ils se tromperaient de colère (les immigrés) et qu’il faudrait leur désigner le bon adversaire (les élites économiques). Certes, veut-on croire, la xénophobie les diviserait, mais, comme ils auraient en partage le rejet du néolibéralisme, ils pourraient basculer aisément.

En vous appuyant sur les travaux des cultural studies, en particulier britanniques avec Stuart Hall, vous montrez dans votre essai que, contrairement à ce qu’on pourrait croire, « le populisme est d’abord une arme au service du néolibéralisme et non pas dirigée contre lui ». Pourquoi ?

Il ne s’agit pas seulement de Trump et des États-Unis : Kaczynski en Pologne, Orban en Hongrie, Erdogan en Turquie et Poutine en Russie ne remettent pas en cause le capitalisme ni l’oligarchie. Revenons au Brexit : si c’était une révolte contre le néolibéralisme, comment comprendre qu’elle se traduise par le maintien des conservateurs au pouvoir, avec Theresa May qui se veut l’alliée la plus fidèle de Trump ?

Ce n’est d’ailleurs pas nouveau. Dans son analyse, Chantal Mouffe prend pour point de départ les années Blair, soit la conversion des travaillistes au néolibéralisme. Elle invoque donc le populisme contre « l’illusion du consensus ». Mais on peut remonter un peu plus loin, jusqu’à Margaret Thatcher, en s’appuyant effectivement sur Stuart Hall. Celui-ci critiquait la gauche, coupable de n’avoir pas compris que le thatchérisme est un « populisme autoritaire ». C’est ainsi que la figure de proue de la révolution conservatrice opposait « le peuple » à « l’État » (social-démocrate). Ce populisme néolibéral ne se contente donc pas de jouer sur les intérêts (sinon, comment comprendre son succès ?), il parvient à entrer en résonance avec les subjectivités populaires. L’analyse vaut aussi pour Ronald Reagan.

Bref, si le populisme peut être au service du néolibéralisme, cela ne date pas d’aujourd’hui. Certes, je n’en conclus pas que le populisme serait, par nature, voué au néolibéralisme, puisque je ne lui reconnais pas d’essence au-delà des usages du mot. Mais il me paraît important de rappeler ces faits élémentaires pour ne pas céder à « l’illusion populiste » qu’encourage l’idée d’un « moment populiste ».

On aura compris que vous êtes sceptique par rapport à l’idée même d’un « peuple » essentialisé.

Le projet de cet essai est né au lendemain de l’élection de Donald Trump. On nous répète partout qu’il aurait gagné les suffrages des électeurs des classes populaires. Or c’est faux. Les sondages de sortie des urnes sont clairs : chez les plus pauvres, Hillary Clinton l’a emporté de 12 points. Bien sûr, c’est un inquiétant recul pour les Démocrates, qui paient le prix de leur ralliement au néolibéralisme depuis Bill Clinton. Mais on est encore loin d’un ralliement des classes populaires aux Républicains. Ce qui est frappant, c’est que ces données sont aisément disponibles (sur le site du New York Times). La question est donc : pourquoi répète-t-on sans cesse une contre-vérité ? Et ma réponse : parce que c’est ce qu’on veut croire. Le peuple serait populiste. La preuve ? Il vote pour les candidats populistes !

C’est aussi oublier l’abstention. Or, aux États-Unis comme en France, les classes populaires votent moins que les autres. La question est donc de savoir à qui l’on s’adresse en priorité : aux votants ou aux abstentionnistes ? Si c’est surtout aux premiers, c’est qu’on se représente la politique comme un jeu à somme nulle : le but est alors d’arracher des électeurs à l’extrême droite. Si c’est aux seconds, à l’armée de réserve de ceux qui ne votent pas mais qui ont le grand mérite de ne pas être tentés par les sirènes du fascisme, le discours sera différent. Or les affects ne sont pas les mêmes : l’extrême droite joue sur le ressentiment, la gauche ne peut pas espérer le convertir en indignation. On ne doit surtout pas confondre la rancœur, dont joue le populisme de droite, et la colère, qui nourrit la gauche. Mieux vaut tenter de répondre au dégoût des abstentionnistes.

En réalité, aucun élément empirique ne permet de penser que les électeurs du FN seraient prêts à basculer à gauche, c’est-à-dire à abandonner le ressentiment pour la colère. Au contraire, c’est l’électorat le plus stable. Seuls 3 % des électeurs ayant déjà voté Le Pen n’envisagent plus de le faire. Et je doute fort que l’élection présidentielle de 2017 change le cours des choses : rien ne laisse supposer qu’un populisme de gauche affaiblisse le populisme de droite en captant ses électeurs ; on peut craindre au contraire qu’il le renforce en alimentant son discours confusionniste. Aujourd’hui, c’est le fondateur de la Nouvelle Droite, Alain de Benoist, qui publie un ouvrage sur « le moment populiste », en s’appuyant, entre autres, sur… Laclau ! Et son sous-titre révèle clairement l’intention politique : Droite/gauche : c’est fini !

En 2012, à Buenos Aires, Chantal Mouffe et Ernesto Laclau se sont attachés à convaincre Jean-Luc Mélenchon de retourner le stigmate populiste. Mélenchon hésite alors : il sait le prix à payer et ses ennemis le renvoient déjà dos-à-dos avec Le Pen. Il s’agit donc bien d’un enjeu stratégique. D’où mon interrogation : quel est l’avantage de revendiquer un populisme de gauche ? Que peut-on espérer y gagner ?

Cela ne démontre-t-il pas que le peuple et le populisme ont finalement peu à voir ensemble ?

C’est qu’on confond sans cesse « le peuple », figure totalisante du discours politique, et « les classes populaires », catégorie sociale. Je rappelle la critique d’Annie Collovald : dès 2004, elle récusait le supposé « populisme » du FN (les guillemets sont de son fait), dont parlaient les commentateurs autorisés. Le mot servait en effet à disqualifier les classes populaires [2]. Pour ma part, j’ajoute que le populisme n’est pas l’expression du peuple ; être populiste, c’est prétendre parler au nom du peuple, et même l’incarner. Or – et sur ce point je rejoins entièrement Chantal Mouffe – il faut construire un peuple, et non le refléter. Autrement dit, la politique revient à produire une vision du monde qu’on propose aux électeurs. Le peuple ne préexiste pas à la politique. Le discours populiste occulte ce travail proprement politique en prétendant simplement traduire une demande populaire – en l’occurrence, un « antiélitisme ».

Il est temps de renoncer à la compassion pour la « souffrance » supposée des électeurs de l’extrême droite. Non seulement elle est inefficace, mais elle me paraît trahir une forme de condescendance. Respecter les classes populaires, pour moi, ce n’est pas compatir avec elles, c’est les reconnaître comme des sujets politiques qui ne sont pas réduits à être les jouets de leurs passions, pas plus que les autres en tout cas ; qui ne sont pas condamnés à être déterminés par leur position sociale, pas plus que les autres non plus. Il importe de les reconnaître comme des sujets politiques à part entière, avec lesquels on peut être d’accord ou pas, selon les cas, car il y en a qui sont de gauche et d’autres de droite. Pour moi, faire passer au second plan l’opposition entre droite et gauche au nom du populisme, c’est en réalité dépolitiser le peuple.

Une analyse de classes reste donc, selon vous, bien plus utile à la gauche qu’une position louant un hypothétique « populisme de gauche » ?

Depuis des années, on tend à confondre, dans le débat public, non seulement « le peuple » et « les classes populaires », mais aussi « les classes populaires » et « la classe » – soit ce qui structure l’ensemble des classes sociales. La classe, cela concerne tout le monde. Limiter cette notion aux classes populaires permet des approximations sociologiques – par exemple, la dénonciation des bobos, riches en capital culturel mais pauvres en capital économique, comme si c’étaient eux les vraies élites, ce qui est tout de même paradoxal dans un monde néolibéral surtout défini par l’argent !

À l’inverse, les électeurs de Trump peu diplômés ne sont pas des pauvres pour autant : même parmi les électeurs blancs (donc même en retirant du peuple les minorités raciales qui pourtant y sont surreprésentées), il n’y a pas de corrélation entre le vote blanc et le revenu. Leur vote exprime non la misère, mais un ressentiment culturel. Or c’est la carte que jouent les Républicains aux États-Unis depuis longtemps, et que reprennent en France tous les intellectuels qui parlent d’« insécurité culturelle ». C’est pour contrer ces discours, qui accompagnent le déclin du capital culturel, en promouvant un discours de ressentiment identitaire, qu’il faut un travail intellectuel redonnant sens, sociologiquement et politiquement, à la classe, non pour l’opposer à la race, mais au contraire pour éviter le piège de cette opposition.

[1] Philosophe belge, auteure de plusieurs ouvrages sur le sujet, certains avec son mari, Ernesto Laclau, décédé en 2014. Voir son entretien dans Politis n° 1400, du 21 avril 2016, et L’Illusion du consensus (Albin Michel, 2016).

[2] Le « Populisme » du FN, un dangereux contresens, Annie Collovald, éd. du Croquant, 2004.

Éric Fassin Professeur de science politique à Paris-8. Populisme : le grand ressentiment, Textuel, 86 p., 11,90 euros.

Idées
Temps de lecture : 11 minutes