Jean-François Delfraissy : « Le sida a changé le rapport au patient »

Spécialiste du VIH, l’immunologue Jean-François Delfraissy est le nouveau président du Comité d’éthique, qu’il souhaite ouvrir davantage à la société civile.

Olivier Doubre  • 15 mars 2017 abonné·es
Jean-François Delfraissy : « Le sida a changé le rapport au patient »
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Directeur de l’Agence nationale de la recherche sur le sida et les hépatites virales (ANRS) depuis 2005, le professeur Jean-François Delfraissy vient d’être nommé président du Comité consultatif national d’éthique (CCNE). Son expérience d’immunologue et de clinicien dans la lutte contre le VIH a été profondément marquée par la révolution que le sida a induite dans les rapports entre les malades, souvent organisés collectivement, et les personnels de santé, médecins en tête. Cette expérience, il compte la mettre à profit au sein de sa nouvelle mission au CCNE.

Le Comité, où siègent de nombreux chercheurs et intellectuels, mais aussi des représentants des grandes familles de pensée, religieuses ou athées, doit aujourd’hui intervenir et rendre des avis sur nombre de sujets hautement politiques : la fin de vie, le « bien-vieillir », la procréation médicalement assistée (PMA), les neurosciences, les données de santé, l’accès aux soins (tant sur le prix des médicaments que sur les innovations thérapeutiques) ou la santé des plus défavorisés, en particulier les migrants… Des sujets sur lesquels Jean-François Delfraissy ne s’exprimera cependant pas ici, car le travail du CCNE en cours l’en empêche.

Lors de votre audition, le 7 décembre dernier, devant les députés, préparatoire à votre nomination à la présidence du Comité d’éthique, vous avez déclaré : « Je ne suis pas un éthicien professionnel. » Que vouliez-vous dire, sachant que le sida fut sans doute la maladie à propos de laquelle se sont posées d’emblée les plus graves questions d’éthique ?

Jean-François Delfraissy : J’ai simplement voulu indiquer que je ne travaillais pas sur l’éthique depuis de nombreuses années, à la différence de certains de mes collègues. Je viens, pour ma part, du milieu travaillant sur le sida, puis sur les infections émergentes, comme Ebola ou Zika, dont j’ai dû m’occuper à des degrés divers. Mais ce qui a forgé ma pratique médicale et ma personnalité reste la période des débuts du sida. Nous étions alors dans un échec médical complet et voyions autour de nous des gens de notre âge en train de mourir – c’est d’ailleurs là que l’on a commencé à s’interroger sur les conditions de la fin de vie. Et puis, au même moment, nous avons vu émerger, au sein de l’hôpital, un mouvement associatif qui en savait autant que nous sur l’homosexualité et l’usage de drogues. On l’a oublié aujourd’hui, mais les usagers de drogues ne disposaient pas de traitements de substitution, et on avait souvent affaire à des jeunes femmes qui étaient à la fois malades, enceintes et en manque à l’hôpital…

Tout cela m’est tombé dessus, comme sur toute une génération de médecins. Je crois que cela a forgé mes convictions sur deux points. Le premier est l’importance de la recherche (même si j’en étais déjà conscient avant), car il fallait avancer vite, et notamment l’importance de la recherche translationnelle, c’est-à-dire celle permettant d’apporter aux patients des données qu’on mettait immédiatement, ou très vite, à leur disposition. J’ai fait partie de ceux qui ont considéré que la recherche publique ne devait pas seulement porter sur des molécules dans des laboratoires, mais s’interroger sur quand et comment débuter un traitement, de quelle manière le suivre, etc.

Le second aspect, c’est la place des milieux associatifs, qui se sont imposés en force au début, avant que nous ne nous mettions à construire ensemble. Cela n’a pas toujours été facile, mais cette relation m’a appris la notion de « patient debout » et le fait que, quelle que soit la maladie, celle-ci appartient au patient. Nous en arrivons même aujourd’hui à des projets de recherche proposés par le milieu associatif lui-même, que nous parvenons à cofinancer.

C’est ainsi que, comme beaucoup de médecins de ma génération, j’ai acquis une vision de notre travail différente de celle qu’avaient nos professeurs, par exemple. Et j’observe avec satisfaction que cette approche du patient malade du sida s’étend maintenant à la lutte contre les hépatites, mais aussi aux cancers ou au diabète, et progressivement à beaucoup d’autres pathologies.

Regrettez-vous l’ANRS, dont vous avez assuré la direction plus de onze ans, et plus généralement la recherche et la lutte contre le sida ?

J’ai beaucoup aimé cette mission, mais il fallait passer la main à quelqu’un de plus jeune. Surtout, je souhaitais disposer de davantage de temps pour la réflexion et l’écriture. Un temps que je n’ai jamais eu jusqu’à présent puisque, après des années de travail sur le VIH, durant lesquelles j’ai acquis une certaine expertise, on a pensé à moi quand sont apparus de nouveaux virus. Sans avoir jamais eu de plan de carrière vis-à-vis du CCNE, lorsque Jean-Claude Ameisen a annoncé qu’il ne voulait pas se représenter, j’ai été immédiatement intéressé par la proposition qui m’a été faite d’en prendre la direction.

L’une des annonces marquantes que vous avez faites en prenant ces nouvelles fonctions a été votre souhait d’intégrer dans le Comité d’éthique des représentants de citoyens, de la société civile. Pourquoi ?

Comme nouvel arrivant, je crois avoir un regard plutôt neuf sur le CCNE. Il est composé de 37 personnes toutes plus brillantes les unes que les autres, parmi lesquelles les médecins sont représentés mais très minoritaires. On y trouve des juristes, des philosophes, des spécialistes ou des experts de diverses disciplines, et toutes les décisions sont prises lors de conseils pléniers. Mais ce sont toujours des « sachants », et la société civile est finalement peu représentée. Même au sein des groupes de travail, on voit que ce sont encore ces « sachants », le plus souvent, qui sont auditionnés par les membres du Comité qui se sont emparés d’un sujet.

Aussi, lorsqu’on interroge des personnes sur des thèmes particuliers, j’aimerais que l’on écoute davantage la société civile ou des personnes qui ont un savoir mais que l’on n’a pas l’habitude d’entendre. Lorsque je dirigeais mon service à Bicêtre, avant l’arrivée des trithérapies contre le VIH (autour de 1996), nous déplorions près de 150 décès par an. C’était un choc énorme, évidemment d’abord pour les familles, mais aussi pour les équipes. Nous avions des réunions de staff chaque matin, et j’avais pris l’habitude d’écouter les aides-soignantes, qui, la nuit, avaient vu ce qu’avait vécu le malade et que personne d’autre ne nous rapportait.

Puisque je l’ai vécu avec le VIH, je sais qu’une telle démarche est possible, même si ce n’est pas forcément facile à mettre en place. Et il me semble que, dans la France actuelle, on a vraiment besoin que la société civile soit écoutée et consultée.

Comment comptez-vous procéder ?

Je réfléchis en ce moment aux possibilités d’impliquer davantage la société civile au sein du CCNE, en particulier d’ici à la fin 2018, date à laquelle devraient être révisées les lois de bioéthique. Pour enclencher ce processus de révision législative, le CCNE est chargé d’élaborer les grandes questions qui doivent être traitées. J’observe notamment le travail des Espaces éthiques régionaux, qui sont des lieux de discussion plus proches des populations, et je réfléchis à la manière dont on peut les faire participer aux débats. Parce que l’éthique et la réflexion ne doivent pas être uniquement « parisiennes ».

Je voudrais aussi organiser des consultations citoyennes en prévision de la révision des lois de bioéthique, et enrichir le CCNE d’un ou de deux membres issus de la société civile. À l’instar des représentants des grandes familles de pensée (des Églises ou des non-croyants), ils ne seraient pas choisis en tant qu’experts, mais comme des hommes ou des femmes ayant réfléchi aux questions qui nous occupent et pouvant contribuer aux débats. Mais il est encore trop tôt pour répondre précisément sur les personnes ou même la méthode.

Sans entrer dans le fond des sujets sur lesquels vous ne pouvez pas vous exprimer, quels sont les thèmes que le CCNE compte aborder ?

J’aimerais que le Comité puisse délivrer un certain nombre d’éléments qui étaient un peu en attente mais sur lesquels des réflexions étaient déjà lancées. Je suis peut-être ambitieux, mais je crois qu’il est raisonnable de sortir quatre avis d’ici à la fin de l’année, notamment sur la PMA, sur le thème « biodiversité et santé » – un sujet très original –, sur le coût des médicaments et l’accès aux innovations thérapeutiques, sur les nouveaux outils de la génomique ou peut-être la santé des migrants.

C’est sans doute là mon rôle central que de faire en sorte que le CCNE ait, bien sûr, tout le temps de la réflexion nécessaire, dans la plus totale indépendance, qui est un bien précieux, mais en tenant compte du fait qu’à un moment donné, il faut bien sortir des textes ! Ceci afin que les gens s’en emparent, réfléchissent, réagissent, critiquent, approuvent ou non…

Quelle écoute avez-vous, ou espérez-vous avoir, du côté des élus et des décideurs politiques et sociaux, des chercheurs, des médecins, des laboratoires, etc. ? Le caractère consultatif est-il, selon vous, une limite du CCNE, un handicap ou au contraire un atout ?

Je crois que c’est fondamentalement un atout, un aspect extrêmement positif et précieux. Tout comme son autonomie, surtout sur des questions aussi complexes. Mais, ensuite, c’est comme partout : on a l’écoute que l’on mérite et que l’on sait conquérir ou obtenir. La vision qu’ont les gens de vous, c’est celle que vous leur donnez.

C’est au CCNE de produire du débat, d’être présent dans la société, d’être en interaction avec les autres grandes instances. En outre, je découvre que la relation avec les politiques est beaucoup plus importante au CCNE qu’à la direction d’un organisme de recherche.

Par exemple, avez-vous des liens, ou comptez-vous les développer, avec le Conseil national du sida (CNS) ?

Oui, tout à fait. Je vais en tout cas essayer de faire en sorte qu’ils perdurent, qu’on se parle et travaille ensemble. Mais j’insisterai sur le fait qu’il doit garder sa spécificité et ses sujets : il y a un Conseil national du sida, qui est maintenant aussi chargé des hépatites virales, il est hors de question que le CCNE empiète spécifiquement sur ses domaines d’intervention.

Il y a bien d’autres sujets – que je connais moins bien, mais ce n’est pas grave ! – sur lesquels le Comité consultatif national d’éthique doit travailler, et nous allons essayer de laisser au CNS ses deux topiques. Même si, sur certaines questions, nous sentons, le président du Conseil national du sida et moi-même, que la conjonction de deux avis, ou la mise en avant d’un avis commun, partagé, pourrait avoir plus de poids sur un sujet difficile.

Société Santé
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