« Saigneurs », de Raphaël Girardot : Frères de sang

Dans Saigneurs, Raphaël Girardot et Vincent Gaullier filment des ouvriers sur la chaîne d’un abattoir.

Christophe Kantcheff  • 1 mars 2017 abonné·es
« Saigneurs », de Raphaël Girardot : Frères de sang
© Photo : DR

Les images issues d’abattoirs aujourd’hui se multiplient, documentant la souffrance animale. Le film de Raphaël Girardot et Vincent Gaullier, Saigneurs, porte son attention, quant à lui, sur les humains qui y travaillent. Sur ces hommes et ces peu nombreuses femmes qui « traitent » l’animal, de sa mise à mort, la -saignée (ici hors champ), à l’enlèvement de la carcasse en passant par toutes les découpes nécessaires.

Avant Saigneurs, Entrée du personnel (2013), le documentaire de Manuela Frésil, avait déjà raconté ce que le travail dans un abattoir avait de destructeur. Mais la caméra n’avait pu s’installer au cœur du lieu, se nourrissant avant tout de témoignages.

L’intégralité du film de Raphaël Girardot et Vincent Gaullier se déroule dans l’abattoir de Vitré (Ille-et-Vilaine), le plus souvent auprès de la chaîne où les employés s’activent. On travaille dans un abattoir comme chez Renault. Chacun exécute les quelques gestes requis aussi vite que possible. Certains -prétendent que la classe ouvrière a disparu. La conscience de classe, sans doute, mais perdurent ceux qui assemblent (des voitures) ou désassemblent (des corps d’animaux) à des cadences soutenues. Les temps postmodernes ont remplacé les temps modernes de Charlie Chaplin, mais le successeur de Charlot continue d’être absorbé par sa machine.

Le film s’ouvre sur une séquence où un ouvrier, à son poste sur la chaîne, prêt à trancher dans la première bête de sa journée, effectue des mouvements d’échauffement. Précaution dérisoire au regard de ce que son corps va subir des heures durant, la répétition assassine de torsions du poignet, de flexions des avant-bras, d’oscillations des épaules…

La caméra capte ces corps-à-corps furtifs, la main de l’homme entaillant le cuir ou les entrailles avec un couteau qui s’use rapidement, le geste devenant alors plus dur encore. Parfois le couteau se déroute inopinément et blesse le travailleur. Les accidents sont légion, comprend-on au fil des réunions de sécurité auxquels on assiste. À 50 ans, parfois plus tôt, les corps sont abîmés, les gens remerciés. « On a du mal à faire reconnaître la pénibilité de notre travail », affirme cependant un syndicaliste. Les employés demandent régulièrement à changer de poste, en vain le plus souvent.

L’abattoir est une machine infernale. Neuf minutes de pause après 3 heures (3 minutes par heure), pendant lesquelles il faut retirer le gros du sang sur soi, se rendre au local ad hoc, puis retourner à son poste, se rééquiper. Et c’est reparti pour 3 heures. Dans un abattoir, un ouvrier est transformé en chair à capitalisme. Pas seulement son corps. L’un d’eux dit ses regrets de ne pas avoir eu, plus jeune, « l’ambition » d’en sortir. Il n’est pas dépourvu de projets ; mais il est plus exact de les qualifier de « rêves », souffle-t-il.

On reste à l’abattoir comme englué dans le sang des bêtes, pris dans un piège, pour un salaire de misère. Ceux qui tuent les animaux ont les yeux dans le vague quand on leur demande si c’est dur. Quels sont les mots pour décrire ce cauchemar ?

Saigneurs, Raphaël Girardot et Vincent Gaullier, 1 h 37.

Cinéma
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