L’abstention active comme action politique

Même s’ils ne glissent pas un bulletin de vote dans l’urne pendant les élections, ces abstentionnistes revendiquent leur engagement politique.

Vanina Delmas  • 22 avril 2017
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L’abstention active comme action politique
Photo : manifestation contre le meeting du Front national le 19 avril 2017 à Marseille.
© Julie Gazzoti nCITIZENSIDE / AFP

Dans cette dernière ligne droite avant le premier tour de l’élection présidentielle, les panneaux électoraux trônent devant les bureaux de vote et les onze candidats sont tout sourire sur leurs affiches officielles. Ou presque. Un élan spontané et créatif s’empare de quelques aventuriers prêts à reconquérir ces espaces.

Devant la mairie du IIIe arrondissement de Paris, des photos d’hommes et de femmes de dos sur fond blanc collés sur les panneaux interpellent les passants. C’est l’œuvre du Collectif 23 avril qui avait déjà agi de la sorte en 2012. Pour NoLino, à l’origine de cette démarche, ce n’est pas une consigne de vote mais « une expression artistique pour donner de la visibilité à ceux qu’on n’entend pas, qu’on ne voit pas, ceux qui se détournent de toutes les façons possibles de l’élection présidentielle ».

© Politis

Ailleurs, certains se contentent d’un message personnel plus ou moins poétique à l’égard des politiques, improvisé au feutre noir, d’autres leur griffonnent un nez rouge. Et parfois, un autocollant No Vote ! ou qui appelle au boycott apparaît, laissant percevoir l’émergence d’une parole politique souvent passée sous silence : celle des abstentionnistes actifs.

L’association Parti des abstentionnistes et des sans-voix (PAS) mise sur l’humour pour détourner les codes de la campagne présidentielle. Le collectif citoyen Bureau d’abstention souhaite montrer son mécontentement face au système politique actuel en installant des bureaux de vote avec des bulletins « Je m’abstiens ». Dans plusieurs villes de France, des citoyens abstentionnistes organisent des pique-nique les dimanches d’élection pour se rencontrer, échanger et profiter de leur temps libre. Tous ont le même objectif : réagir face à la « mascarade électorale ».

Faire de la politique autrement que par le vote

Dans son article « L’abstention : déficit démocratique ou vitalité politique ? », publié en 2007 dans la revue _Pouvoirs, Anne Muxel, sociologue, directrice de recherche au CNRS (Cevipof-Sciences-Po), affirme que « les abstentionnistes ne constituent pas un bloc homogène ni d’un point de vue sociologique ni d’un point de vue politique ». « Ainsi peut-on distinguer ceux qui, en se mettant hors de la décision électorale, sont aussi “hors jeu” politiquement de ceux qui, bien que ne participant pas à l’élection, inscrivent leur décision “dans le jeu” politique », décrypte-t-elle. Ces derniers reflètent à la fois une crise de la représentation politique et une insatisfaction croissante face à l’offre politique. Ces deux facteurs persistants ont été décuplés lors des mouvements sociaux du printemps 2016 contre la loi travail, donnant naissance à plusieurs mouvements plus ou moins organisés.

Boycott 2017 a mis en place une plateforme sur laquelle on trouve un kit de campagne à base de visuels, d’autocollants et d’affiches pour diffuser leur campagne de boycott _« actif et révolutionnaire » partout. Le collectif Les enfants de la nasse a réalisé un livret pour déconstruire les idées reçues sur l’abstention à partir d’arguments que l’on leur rétorque régulièrement : « voter est un devoir de bon citoyens » ou « des gens sont morts pour le droit de vote ». Mais le mouvement qui a trouvé une plus forte résonance est Génération ingouvernable, en écho au slogan brandi lors des manifestations : « Soyons ingouvernables ! »

Génération ingouvernable

Réunis dans la salle UFR0 de l’université Paris 8 (P8) qu’ils ont réussi à occuper et à garder malgré les intimidations de l’administration, cinq d’entre eux racontent leur rencontre, leur organisation, leurs actions pour défendre leurs idées dès maintenant, « sans attendre que Marine Le Pen soit élue pour faire quelque chose ». « Génération ingouvernable n’est pas un label, tout le monde peut se l’approprier. Ce sont avant tout des personnes qui se sont rencontrées pendant le mouvement et qui adhéraient au slogan “2017 n’aura pas lieu” », explique Jean-Michel (prénom modifié), aujourd’hui déscolarisé mais qui était dans un lycée autogéré et fait aujourd’hui sa propre expérience à P8, et ailleurs, au contact des autres.

Si Génération ingouvernable est un peu plus connu que les autres notamment sur les réseaux sociaux et dans la rue, c’est parce qu’ils ont tissé un véritable réseau avec d’autres collectifs locaux à travers la France (collectif À l’abordage à Nantes, la Maison de la grève à Rennes, les habitants de la Plaine à Marseille, ZAD de Notre-Dame-des-Landes…), mais aussi parce qu’ils font partie du cortège de tête des manifestations, comme lors du mouvement contre la loi travail – ceux que les médias ont appelé les « casseurs ». « Dans ce cortège de tête, ce sont des gens normaux, du quotidien, qui ont seulement constaté que les pétitions ou les actions de désobéissance civile n’aboutissent à rien, mais nous portons un vrai message politique qu’on ne nous reconnaît pas », analyse Che B. (pseudo), 18 ans et étudiante en science politique. Cette violence leur colle à la peau certes, et ils l’assument, mais ils tentent de s’en détacher un peu par des actions plus festives comme leur Carnaval contre la mascarade électorale, le 1er avril à Paris, lors duquel ils se sont fait nasser pendant deux heures par les forces de l’ordre. Pour le soir du 23 avril, ils appellent à une Nuit des barricades pour symboliser leur « volonté de construire un autre monde », où « on ne produit plus, mais on crée ».

Ils oscillent entre pessimisme lié au contexte et optimisme concernant leurs actions car ils tentent d’appliquer cette notion d’ingouvernabilité au quotidien. « C’est primordial d’avoir conscience que c’est en agissant par nous-mêmes localement qu’on changera les choses, comme par exemple en nous réappropriant des espaces de vie et de réflexion au sein des écoles et universités », détaille Patichak (pseudo), 19 ans, également étudiant en science politique « mais qui refuse la condition d’étudiant ». « La majorité d’entre nous est abstentionniste mais certains vont voter pour des questions de stratégie, pour éviter le FN, mais sans réelle foi en la politique », précise Jean-Michel. Lorsqu’elle a eu 18 ans l’année dernière, Maé (pseudo) rêvait de voter, mais l’expérience du printemps 2016 lui a fait prendre conscience de la réalité du système. De son côté, Guy (pseudo), qui se définit comme un « étudiant précaire » n’a jamais voté, pas même en 2012 ; mais il reste persuadé qu’ils sont nés au bon moment pour agir : « Nous arrivons au bout d’un système et si on examine les messages des onze candidats, tous veulent contenir la catastrophe. Nous, on veut être l’après-catastrophe. »

L’abstention à tout âge

Pour Antoine Peillon, auteur du livre Voter, c’est abdiquer, ces positions sont _« le fait d’une génération et d’une époque aussi, car certains plus anciens, parfois des syndicalistes, se sont convertis à l’abstention. » « Dans l’histoire française, il y a déjà eu des formes organisées d’abstention mais tenant surtout de la vieille tradition libertaire, anarchiste, décrypte-t-il. Là, c’est un phénomène différent parce que ces mouvements embryonnaires ne se revendiquent pas de ces courants, on ne peut pas les mettre dans une case idéologique particulière. Les gens ne veulent plus être étiquetés, ce qui est une bonne nouvelle à mon avis, et ont un besoin d’émancipation montrant qu’on peut être dans un civisme fort et refuser d’être sous une bannière. »

Si ingouvernable fait plutôt consensus, le mot génération devrait plutôt s’écrire au pluriel. Certes, la mobilisation contre la loi travail a politisé de nombreux jeunes devenus abstentionnistes actifs, mais certains le sont depuis des dizaines d’années. Le groupe de réflexion Les déserteurs actifs a vraiment émergé il y a environ un an, mais le noyau dur se connaît depuis au moins quarante ans. _« Nous nous sommes croisés dans les années 1970, certains appartenaient à l’organisation Socialisme ou barbarie, d’autres venaient davantage du courant libertaire. Pour ma part, je suis tombé dedans en mai 68 à Nanterre », raconte Pierre, en buvant son café. Si ce retraité de l’enseignement ne s’est jamais retrouvé dans le célèbre slogan de Sartre « Élections, pièges à cons » à cause du mépris qu’il véhicule, il reste persuadé que seuls la lutte et le dialogue peuvent faire changer les choses.

Notre idée n’est pas assez forcément d’appeler à l’abstention mais d’y réfléchir, et délégitimer ce système représentatif en pleine déliquescence.

À 70 ans, Pierre n’a voté que deux fois : lors des élections municipales de 1977 parce que « dans un petit village, c’est important, et on peut toujours s’adresser directement au maire en cas de désaccord », et lors du référendum sur le traité de Maastricht en 1992. Aujourd’hui, le blog des Déserteurs actifs connait un certains succès, leurs textes sont publiés dans des médias comme Libération ou Mediapart, et organisent régulièrement des temps d’échanges, notamment avec des jeunes. _« Ils sont très politisés et nous posent beaucoup de questions à propos des référendums, du tirage au sort, d’une nouvelle constitution… Certains nous ont même demandé ce qu’on allait faire de notre dimanche ! », s’amuse-t-il. Cette année, Pierre sera sur scène avec son groupe de musique pour passer ce « pénible moment » qu’est l’élection présidentielle.

Politique
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