Le cruel pouvoir des mots

Depuis quarante ans, les politiques usent d’expressions sur l’immigration propres à fortifier un climat xénophobe.

Vanina Delmas  • 26 avril 2017
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Le cruel pouvoir des mots
© photo : PHILIPPE HUGUEN/AFP

Des discours politiques, l’expression « appel d’air » s’est faufilée dans les esprits et a tellement infusé qu’elle est aujourd’hui associée négativement à la question des migrants. « Cette formule joue sur la métaphore pour faire passer l’idée d’une immigration massive, tout en donnant une appréhension faussée du réel, analyse Julien Longhi, professeur de linguistique à l’université de Cergy-Pontoise. Elle permet de se focaliser sur le processus mécanique plutôt que sur le côté humain de la situation. »

Une déshumanisation instillée par le Front national, mais pas seulement. Au milieu des années 1970, le président de la République, Valéry Giscard d’Estaing, tente d’enrayer la crise économique par des mesures restrictives en matière d’immigration. La décennie suivante, c’est le basculement idéologique. Dans un article du collectif Les mots sont importants, Pierre Tevanian et Sylvie Tissot décryptent la « lepénisation des esprits » : « Les mouvements et les associations de gauche et d’extrême gauche engagés dans cette cause voyaient leur influence décliner, l’analyse a été recadrée sur les problèmes que poseraient les immigrés et non plus ceux qu’ils subissent. »

Dans la jungle des préjugés

Quelle réussite que d’avoir su trouver les mots, les images et la mise en scène pour raconter la jungle, les informations et les rumeurs qui y circulent, ses coulisses et sa vie quotidienne, ses douceurs et ses violences… mais aussi les pensées fausses, amusantes ou pertinentes qui traversent la tête des visiteuses !

Lisa Mandel, bédéiste, et Yasmine Bouagga, sociologue, remontent à l’effondrement du bloc de l’Est pour raconter les premiers arrivants à Calais, des Roms de Tchéquie dans les années 1990, puis ceux qui ont suivi : Kosovars, Afghans, ­Iraniens, Irakiens, Kurdes, Érythréens, Soudanais, etc., du camp de Sangatte (de1999 à 2002) à la Jungle post-Appel de Calais en 2015.

Avec un ton et un dessin faussement naïfs, et une ironie mordante qui n’épargne personne, les auteures mettent en évidence l’absurdité d’un tel lieu, mais aussi son incroyable complexité. De quoi opposer des faits aux préjugés, des éléments de connaissance aux fantasmes nourris par l’ignorance.

Les Nouvelles de la jungle, Lisa Mandel et Yasmine Bouagga, Casterman, 200 p., 18 euros.

Le FN, expert de la bataille des mots, impose ses expressions aussi imagées que nauséabondes : « couper les pompes aspirantes de l’immigration », « un courant de submersion », « véritable invasion »… En 1991, Valéry Giscard d’Estaing dénonce dans le Figaro Magazine « l’immigration-invasion ». À gauche, la célèbre phrase de Michel Rocard prononcée en 1989 – «Nous ne pouvons pas héberger toute la misère du monde [1]. La France doit rester ce qu’elle est, une terre d’asile politique […] mais pas plus » – définit la politique migratoire du PS : promouvoir l’intégration des immigrés tout en verrouillant les flux.

L’expression semble s’installer comme un élément de langage récurrent dans les années 2000, au moment de la fermeture du centre d’accueil de Sangatte. « Nous mettons fin à un symbole d’appel d’air de l’immigration clandestine dans le monde », déclare Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur. Invitée du Grand-Jury RTL-Le Monde-LCI en janvier 2003, Marine Le Pen s’emmêle les pinceaux sur l’immigration clandestine et brandit deux fois la fameuse formule : « Il y a un autre appel d’air, un autre moyen qui entraîne une immigration importante, c’est le droit d’asile. » Au même moment, elle réactive l’association Génération Le Pen, dont le but est de « dédiaboliser » l’image du parti, en passant par des mots plus lisses, plus creux aussi. « Cette expression trahit une scénarisation parlant à l’électorat, qui imagine un déferlement de migrants, mais ne dit rien explicitement, donc permet toujours de botter en touche », décrypte Julien Longhi.

Jean-Marie Le Pen met également en sourdine ses envolées fracassantes et utilise cette expression aussi bien au Parlement européen, en 2006, pour fustiger la régularisation d’immigrés clandestins par l’Espagne et l’Italie, puis en 2007 lorsqu’il endosse pour la dernière fois le costume de candidat à l’élection présidentielle. « On ne construira jamais assez de logements, puisque chaque fois que l’on en construit, et que l’on y loge préférentiellement les immigrés de fraîche date, on crée un fantastique appel d’air qui fait venir de nouveaux immigrés », clame-t-il à Marseille. En 2015, Marine Le Pen écrit sur Twitter : « L’Allemagne a provoqué un appel d’air absolument considérable et récolte maintenant un tsunami migratoire. » L’essentiel de la pensée frontiste en 140 caractères.

Au moment du démantèlement de la jungle de Calais en 2016, le fameux appel d’air est dégainé par tous : Marion Maréchal-Le Pen, Nicolas Dupont-Aignan, Éric Ciotti, Valérie Pécresse, Xavier Bertrand ou encore Laurent Wauquiez, pour qui ce plan s’apprête à « créer un appel d’air énorme sur l’immigration clandestine, avec un mépris pour la population et les élus ».

Élus de droite et du FN se lâchent ensuite sur la revalorisation de l’aide au retour des migrants en situation irrégulière. « La prime de 2 500 euros pour les clandestins qui acceptent de quitter la France constitue un tragique appel d’air à l’immigration illégale », déclare Éric Ciotti, député LR des Alpes-Maritimes, sur Twitter. Florian Philippot, n° 2 du FN, passe au niveau supérieur de la désinformation en incluant les Roms. Pas de chiffres, pas de faits avérés mais toujours cette « théorie infondée » de l’appel d’air, comme la nomme Thierry Kuhn, président d’Emmaüs, devenue un véritable tic de langage.

[1] Ce n’est qu’en 1993 que Michel Rocard « complète » cette phrase par « La part qu’elle en a, elle prend la responsabilité de la traiter le mieux possible » dans l’émission « 7 sur 7 ». Cf. « Michel Rocard, martyr ou mystificateur ? », Thomas Deltombe, Le Monde diplomatique, 30 septembre 2009.

Société
Temps de lecture : 4 minutes
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