Mélenchon fédère sur un contenu

Fort d’un programme politique dans lequel il a fait entrer les luttes sociales et écologiques, le candidat de la France insoumise n’est plus qu’à une poignée de voix du second tour.

Michel Soudais  • 19 avril 2017 abonné·es
Mélenchon fédère sur un contenu
© photo : Anne-Christine POUJOULAT/AFP

Il envisage désormais publiquement la possibilité d’être au second tour. Dimanche, à Toulouse, Jean-Luc Mélenchon a de nouveau réuni plusieurs dizaines de milliers de personnes pour un meeting en plein air sur les bords de la Garonne. Là où, rappelle un tableau monumental du peintre Henri Martin ornant la salle des mariages du Capitole, « le grand Jaurès » aimait se promener. Une foule impressionnante, estimée par les organisateurs à 70 000 personnes – autant qu’à Marseille, une semaine auparavant. Qui réagit avec enthousiasme à l’évocation de sa démonstration de force par le candidat. « Cette campagne électorale est devenue autre chose qu’une campagne électorale, une immense mobilisation populaire qui sonne le jour qui commence », résume-t-il.

De fait, à l’orée de cette dernière semaine de campagne, le candidat de la France insoumise est porté par une belle dynamique. Plus forte que celle qui, en 2012, alors qu’il était le candidat du Front de gauche, lui avait permis de rassembler quatre millions d’électeurs et d’atteindre un score à deux chiffres (11,1 %). Tous les indicateurs sont au vert. Les sondages, qu’il nomme avec méfiance « horoscopes », ne le placent certes pas parmi les deux premiers, mais fréquemment devant François Fillon, et dans la roue d’Emmanuel Macron et de Marine Le Pen. Les baromètres de popularité semblent confirmer cette cote nouvelle, en enregistrant entre mars et avril une rare progression qui le porte en tête des personnalités testées : 19 points dans le baromètre politique Kantar Sofres du Figaro Magazine, idem dans celui d’Elabe pour Les Échos et Radio Classique, 22 points dans celui d’Ifop-Fiducial pour Paris Match et Sud Radio…

Ses meetings, qu’il les tienne le dimanche ou en semaine, font recette. Le dimanche 26 mars, ils étaient 10 000 à Rennes ; « du quasi jamais-vu pour un meeting politique ! », a écrit Ouest-France. Mercredi 12 avril, à Lille, il y avait encore plus de monde à l’extérieur qu’en 2012, faute de places dans le hall du Grand-Palais, la plus grande salle de la ville. Retransmises en direct sur Internet, ces réunions publiques enregistrent des records d’audience : 10 000 sur Facebook et 40 000 sur YouTube dimanche, où, 24 heures après, quelque 350 000 personnes avaient visionné le meeting de Toulouse. Autre signe révélateur : le nombre de soutiens enregistrés sur son site de campagne croît rapidement : ils étaient 424 000 mardi, au moment de notre bouclage. Un chiffre à faire rêver Jean-Christophe Cambadélis, qui, il y a un an encore, affichait l’ambition de rassembler autour du Parti socialiste 500 000 militants et sympathisants engagés. À ce stade de la campagne, Jean-Luc Mélenchon a déjà réussi à déjouer les pronostics des Cassandre, nombreux dans le camp de feu le Front de gauche, lesquels ne croyaient pas à sa candidature « en solo ». Et qui ne se sont vraiment résolus à soutenir sa candidature que tout récemment.

Un Mélenchon transformé

À quoi tient ce succès ? Plusieurs explications ont été avancées. La plus courante note que l’envolée de Jean-Luc Mélenchon, jusqu’alors scotché à un niveau d’intentions de vote à peine supérieur à son score de 2012, a suivi le débat organisé, le 20 mars, par TF1 et LCI entre les cinq principaux candidats. Ce soir-là, devant plus de 11 millions de téléspectateurs loin d’être tous au fait de son projet et de son programme, le candidat de la France insoumise a dominé l’exercice, évitant deux écueils : s’en tenir à des valeurs et des positions générales, décliner un catalogue de propositions technos. « Il a été le seul à réussir presque systématiquement, lors de ses prises de parole, à exprimer à la fois ses valeurs et des propositions concrètes, a jugé à chaud le politologue Thomas Guénolé. _De plus, les propositions étaient le plus souvent présentées en les ancrant dans la réalité quotidienne de ses électorats-cibles, les classes moyennes inférieures et populaires, et en les exprimant de leur point de vue, technique qui accroît le sentiment d’être bien représenté par le candidat. » Les téléspectateurs ont aussi découvert un Mélenchon transformé, débonnaire, capable de mettre les rieurs de son côté et d’exposer ses idées dans un format ultra-court.

Autre explication : Jean-Luc Mélenchon ne devrait son succès qu’aux faiblesses de ses concurrents. Des cinq principaux candidats, il est le seul avec Marine Le Pen à avoir l’expérience d’une campagne présidentielle qu’il compare volontiers à une « essoreuse ». Il a appris de la précédente élection, apparaît moins agressif, plus rassurant. Lundi, en déplacement sur une péniche entre Bobigny et Paris, il enjoignait à ses partisans d’utiliser « l’humour et la dérision pour répondre aux attaques qui sont dirigées contre » le collectif qu’il forme avec eux. Pour ses meetings, il a délaissé le pupitre des orateurs rivés à leur texte, dont ils ne sont que les interprètes, pour arpenter librement une petite scène centrale semblant dialoguer avec son public. Sans rien abandonner de sa verve, « le tribun du peuple » qu’il revendique être s’est fait pédagogue, troquant le costume sombre et la cravate rouge pour une veste de couvreur qui lui donne des allures de hussard noir de la IIIe République. En comparant son image à celle de ses adversaires, les spécialistes en communication notent volontiers que, dans cette campagne polluée par les affaires Fillon ou celles du Front national, il apparaît honnête quand d’autres ne le sont pas. Qu’il dispose d’un charisme quand d’autres ne suscitent que peu d’enthousiasme. Qu’il est carré quand d’autres sont flous…

Un « populisme assumé »

Il le serait moins si la France insoumise ne s’était dotée d’un programme, « L’Avenir en commun », publié à la fin 2016, et complété depuis par une quarantaine de livrets thématiques. Un programme de refondation démocratique, à la fois écologique et social, qui constitue le ciment de ce mouvement lancé avec l’annonce de sa candidature « hors cadre de partis », le 10 février 2016. C’est peu dire que cet apparent cavalier seul a été mal compris par ses alliés du Front de gauche, qui imaginaient alors possible de bousculer le scénario annoncé d’une victoire de la droite (Juppé ou Sarkozy) ou de l’extrême droite, en unifiant la gauche alternative et la gauche du PS par une primaire. Convaincu depuis les élections européennes de mai 2014 – et le résultat des élections régionales n’a fait que renforcer cette conviction – que la désorientation et le dégoût de la gauche étaient tels qu’il était vain de s’en réclamer, Jean-Luc Mélenchon opte pour une autre stratégie, laquelle l’a conduit à abandonner dans ses meetings les symboles habituels (drapeaux de ses formations politiques, « L’Internationale »…) pour mieux revenir à ses fondamentaux.

« J’essaie de remonter la pente, mais en faisant autre chose, pas en rassemblant les petits et les gros groupes de gauche, mais en fédérant le peuple », expliquait-il encore dimanche dans Le Parisien. Fédérer le peuple ? La formule a pu paraître abstraite. Prétentieuse même. Elle trouve son origine théorique dans les essais d’Ernest Laclau et de Chantal Mouffe, qui inspirent également Pablo Iglesias, le leader de Podemos. « Il s’agit, recyclant des concepts gramsciens, de constituer un “bloc historique populaire”, dépassant les notions de droite et de gauche, qui s’appuie sur les mobilisations sociales et culturelles », analyse Alain Bergounioux. L’historien organique de la rue de Solférino – il préside l’Office universitaire de recherche socialiste – voit dans ce _« populisme assumé et revendiqué politiquement » une des raisons de la « force de séduction » de Jean-Luc Mélenchon.

Ce mode de rassemblement, dont le fondateur de la France insoumise a observé plusieurs exemples en Amérique latine, est quasiment passé inaperçu quand Jean-Luc Mélenchon l’a mis en scène, le 5 juin dernier, au meeting de son lancement de campagne, place Stalingrad à Paris. Ce jour-là, le candidat avait fait défiler sur la tribune des délégations représentatives de toutes sortes de luttes : pour l’agriculture paysanne, contre les dangers pour l’écosystème (OGM, projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, barrage du Testet, gaz de schiste…), contre le racisme et le fascisme ; mais aussi des métallos en lutte pour l’acier français, des personnels de santé ou d’éducation, des cheminots, des chauffeurs de taxi, des fonctionnaires territoriaux et des salariés des services publics locaux, des syndicalistes d’Air France ou de Goodyear en butte à la criminalisation des luttes sociales, des chômeurs, des intermittents du spectacle, des lycéens et des étudiants…

Nombreux satisfecit

Autant de secteurs dont les préoccupations et les revendications ont nourri « L’Avenir en commun ». « Ce programme est issu d’un héritage de travail de plusieurs années » durant lesquelles Jean-Luc Mélenchon et ses proches ont multiplié les échanges pour rassembler ce qu’ils appelaient « l’autre gauche », et dont « L’Humain d’abord » – le programme du Front de gauche en 2012 – était « une étape », explique Charlotte Girard, sa co-coordinatrice. Elle ajoute qu’il intègre les travaux que le Parti de gauche a poursuivis ensuite, notamment dans les Assises de l’écosocialisme initiées dès 2012 par Corinne Morel Darleux, et « s’est enrichi huit mois durant [à partir de l’annonce de la candidature de Jean-Luc Mélenchon]_, de quelque 3 000 contributions diverses, recueillies, discutées, analysées, expertisées »_. « La société a mûri un programme dont les partis politiques ne veulent pas entendre parler parce que ça contredit trop de choses », nous confiait Jean-Luc Mélenchon au sortir de l’été, alors que le programme de la France insoumise était encore en chantier. Il ne cachait pas vouloir « montrer des luttes s’agrégeant, se fédérant dans un programme politique ».

Objectif réussi ? À en juger par les satisfecit décernés, pas seulement pour ses aspects sociaux, à « L’Avenir en commun », dont Jean-Luc Mélenchon rappelait à Rennes qu’il « est le candidat », la réponse est plutôt positive. Citons, sans pouvoir être exhaustif, Amnesty International qui se félicite d’y trouver « une série d’engagements qui font écho à plusieurs de nos recommandations, notamment dans le domaine de la protection de la vie privée et de la révision des lois adoptées dans le cadre de la lutte anti-terroriste ». « C’est le programme qui répond le plus aux attentes du barreau », estime le bâtonnier de Paris. « L’Avenir en commun » est aussi le plus proche des recommandations des ONG ActionAid, CCFD-Terre Solidaire, Oxfam et le Secours catholique, qui à l’issue d’un comparatif de tous les programmes, à l’aune de leurs quinze propositions pour une France solidaire, l’ont jugé plus complet et plus précis que ses concurrents.

À quelques voix près

Il répond parfaitement aux préconisations de sept experts de la santé publique et de la sécurité routière, la pneumologue Irène Frachon, Chantal Perrichon, présidente de la Ligue contre la violence routière, le Pr Claude Got, spécialiste des questions de sécurité sanitaire et routière, l’épidémiologiste Catherine Hill et les professeurs Serge Hercberg (nutrition) Gérard Dubois et Albert Hirsch (Alliance contre le tabac), qui lui ont décerné un 20/20.

Côté écologie, Greenpeace apprécie que le candidat « ait clairement enrichi ses connaissances et musclé son programme ». Nicolas Hulot, sans partager tous les points de vue de celui qu’il appelle « Jean-Luc » sur l’international ou « son intransigeance à l’endroit de l’Europe », juge que « sa réflexion et ses propositions vont loin. Sa mutation est peut-être même plus admirable et convaincante que celle que les écologistes ont pu faire ».

Cela convaincra-t-il assez d’électeurs d’opter pour ce « nouveau projet de société, complet, cohérent », ainsi que le présente Charlotte Girard, et lui permettre d’accéder au second tour ? À Toulouse, dimanche, Jean-Luc Mélenchon a rendu hommage aux syndicalistes et aux associatifs qui, par « leur opiniâtreté au combat, leur défense contre les intérêts personnels de l’intérêt collectif », se sont « dévoués à maintenir allumé le feu de l’altruisme » et ont « préparé par [leurs] travaux et [leur] constance » cette campagne où il aura été le « porte-parole d’un rassemblement que beaucoup disaient impossible ». Alors que tout se joue à quelques voix, Jean-Luc Mélenchon a prévenu ses partisans que « s’il en manque une poignée, il [leur] faudra surmonter ce qu’[ils] auront ressenti pour continuer à tracer ce chemin ».