Pékin étouffe les ONG

Une loi entrée en vigueur le 1er janvier durcit considérablement les conditions d’exercice des associations étrangères. Certaines jettent l’éponge et c’est toute la société civile qui s’inquiète.

Raphaël Balenieri  • 26 avril 2017 abonné·es
Pékin étouffe les ONG
© photo : VCG/Getty Images/AFP

Li Mei est une militante anti-sida qui a tout pour déplaire au pouvoir du président chinois, Xi Jinping. Diplômée de l’une des meilleures facultés de Chine, maniant parfaitement l’anglais, cette Chinoise trentenaire [1] travaille à Pékin pour une petite ONG américaine promouvant l’accès à la santé à travers l’Asie. Pendant des années, parallèlement à son combat contre le VIH, Li Mei a également animé des formations pour professionnaliser les ONG chinoises. Dans ses séminaires, elle délivrait les secrets du métier : comment convaincre un donateur, écrire un argumentaire… Mais, dorénavant, Li Mei doit se faire aussi discrète qu’une petite souris. « Pourtant, je ne me suis jamais considérée comme une activiste radicale », dit-elle, les yeux cachés par de grosses lunettes de soleil. Nous sommes assis sur un banc autour du lac Xihai, dans le vieux Pékin. Loin des regards indiscrets. « Le gouvernement chinois a peur qu’une révolution de couleur secoue le pays, reprend-elle. C’est pour cela qu’il a décidé de mettre les ONG étrangères sous contrôle. »

Pour Li Mei, tout a changé depuis que la Chine s’est dotée d’une grande loi plaçant, pour la première fois, les quelque sept mille ONG étrangères présentes sur le territoire chinois sous la coupe de la police. Symbole du tour de vis répressif opéré depuis l’arrivée au pouvoir, fin 2012, de Xi Jinping, le texte est entré en vigueur le 1er janvier. Quatre mois après, il produit déjà l’effet escompté par le régime : des dizaines d’associations, si ce n’est davantage, se sont mises en sourdine. « De nombreuses ONG ont suspendu leurs opérations pour se consacrer en priorité à la procédure d’enregistrement. On gère toujours les affaires courantes, mais les actions concrètes sont interrompues », regrette Li Mei. « Nous avons des salariés, des donateurs et des programmes à mener, mais tout est bloqué à cause de cette loi ! », peste, de son côté, la directrice pour la Chine d’une grande ONG internationale sise à Pékin.

Car, désormais, plus possible de faire autrement : la loi réglementant « les activités des organisations non gouvernementales étrangères sur le continent chinois » – son intitulé officiel – exige que celles-ci disposent d’une existence légale en Chine pour pouvoir y travailler. Concrètement, les associations étrangères doivent d’abord identifier, parmi une liste préétablie par Pékin, une « unité professionnelle de supervision », puis s’associer avec elle. Problème : ces « unités » sont en fait des organisations chinoises, publiques ou semi-gouvernementales, travaillant sur les mêmes thématiques que l’ONG en question. Ensuite, passé cette première étape, la loi donne 30 jours aux associations pour s’enregistrer formellement auprès du ministère de la Sécurité publique, la police chinoise. Seules celles qui obtiendront, au cas par cas, cet ultime feu vert pourront enfin obtenir des visas pour leurs collaborateurs occidentaux, ouvrir un compte en banque… Mais, en retour, elles seront également davantage contrôlées.

« Est-ce une façon de nous traiter, nous qui avons tant donné au pays ? », s’emporte la responsable de l’ONG internationale. « Dorénavant, le gouvernement sera en mesure de valider ou non tous nos projets. Or, on ne saura pas comment ces décisions seront prises. » En effet, chaque année avant le 31 décembre, l’ONG devra soumettre un rapport détaillant ses activités pour l’année à venir. Avant le 31 mars, elle devra également se plier à une « inspection annuelle ». Plus inquiétant, le texte grave dans le marbre des prérogatives dont la police disposait déjà dans les faits : interrogation du personnel, saisie de documents dans les locaux, gel du compte bancaire en cas d’implication « dans des activités illégales ». Est prévue, en outre, une « liste noire » : les ONG étrangères qui auraient « disséminé des rumeurs », « obtenu illégalement des secrets d’État » ou commis « tout autre acte mettant en danger la sécurité nationale » ne pourront plus jamais revenir en Chine.

Cette loi représente un tournant majeur dans les relations entre le gouvernement chinois et la société civile. Jusqu’à présent, les ONG étrangères opéraient dans une zone grise. Certes, la loi chinoise de 2004 sur les fondations leur demandait déjà de s’enregistrer, mais auprès du ministère des Affaires civiles, en charge des questions sociales. Cependant, la procédure était si longue et compliquée que seules les ONG internationales les mieux dotées, ou les moins sensibles pour le pouvoir chinois, pouvaient espérer en venir à bout. En 2015, par exemple, seules 29 ONG, dont Save The Children ou le WWF, avaient ce statut. Les organisations plus confidentielles, ou plus nuisibles pour Pékin, elles, agissaient le plus souvent sans aucune base légale. D’autres, enfin, s’étaient enregistrées en tant qu’entreprises privées à but lucratif. Quelle que soit la « couverture » choisie, le plus important était de se tenir à l’écart de la police. Et d’avoir toujours suffisamment de financements pour continuer les actions sur le terrain.

Ce flou juridique a accompagné l’essor de la société civile chinoise au cours des années 1990 puis 2000. « Quand nous sommes arrivés en Chine, en 2006, c’était très facile. Il n’y avait aucune formalité à remplir », se souvient Li Mei. Une autre source raconte comment son employeur a pu être présent en Chine pendant vingt ans en signant un simple protocole d’entente, local puis national, avec un partenaire chinois. « La Chine, de ce point de vue, était unique. Dans quel autre pays au monde une ONG aurait-elle pu travailler si longtemps sans aucun statut ? Mais les choses ont changé en 2008, après le séisme au Sichuan et l’élan national de solidarité qui a suivi », explique-t-elle, en référence au tremblement de terre qui avait fait plus de 87 000 morts dans cette province du Sud-Ouest. « Les ONG locales ont commencé à se multiplier. À l’époque, on n’arrêtait pas d’entendre des officiels du gouvernement dire qu’il fallait commencer à réguler. »

Tout s’accélère fin 2012, avec l’arrivée aux manettes de Xi Jinping. L’homme prend la tête du dernier grand empire communiste de la planète peu après les Printemps arabes de 2010-2011, qui avaient provoqué une vive inquiétude à Pékin. Une fois aux commandes, le nouveau maître de la Chine déroule une campagne sans précédent contre la société civile. Intellectuels, journalistes et avocats des droits de l’homme sont ciblés. La Chine s’attaque ensuite aux ONG, étrangères comme chinoises. En 2014, la police est envoyée en repérage. Perquisitions et intimidations se succèdent. Puis, en décembre 2014, une première version de la loi voit le jour. Le tollé international provoqué par le texte initial oblige néanmoins Pékin à revoir sa copie. Certaines dispositions très contraignantes seront effacées, comme la nécessité pour les ONG de soumettre chaque nouvelle embauche aux autorités.

Mais le ministère de la Sécurité publique reste bien en charge du secteur. « En termes d’image, c’est catastrophique, et, sur le fond, c’est très inquiétant. C’est comme si, aux États-Unis, les ONG étrangères avaient soudain été placées sous le contrôle de la CIA ! », s’alarme une autre Européenne à Pékin, dont l’ONG a été l’une des rares à pouvoir s’enregistrer. « Le gouvernement chinois veut restructurer la société civile, avoir voix au chapitre. La loi a été conçue avec certaines ONG indésirables en ligne de mire », estime une juriste établie dans la capitale chinoise. Selon elle, Pékin aurait voulu pousser vers la sortie les ONG étrangères financées par des fonds gouvernementaux.

C’était le cas de l’American Bar Association (ABA), le lobby des avocats américains. Financée par Washington, cette énorme organisation (400 000 membres) menait en Chine un ambitieux programme visant à promouvoir l’État de droit. En décembre 2016, toutefois, ABA a claqué la porte. « Étant donné le resserrement du climat politique, les incertitudes et le manque d’informations sur la façon dont la nouvelle loi sera appliquée, nous avons décidé de fermer temporairement notre bureau à Pékin en attendant de pouvoir nous enregistrer », explique Brianne Stuart, vice-directrice Asie du programme. À ce stade, cependant, la majorité des ONG internationales veulent encore rester. Li Mei se dit « plutôt pessimiste » sur la potentielle « régularisation » de celle qui l’emploie. Mais elle ne veut pas pour autant faire ses valises. « Car si nous partons, dit-elle en lâchant un soupir, alors il sera très difficile de revenir en Chine. »

[1] Son nom a été modifié pour sa sécurité.

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