Pour Utopia 56, l’accueil n’est pas une utopie

De Calais à Paris, les militants d’Utopia 56 se démènent depuis plus d’un an pour les droits des migrants.

Vanina Delmas  • 5 avril 2017 abonné·es
Pour Utopia 56, l’accueil n’est pas une utopie
© photo : Utopia 56

Dans une zone industrielle à la périphérie de Calais, des dizaines de personnes s’activent à l’intérieur d’un gigantesque hangar. Chaque jour à partir de 17 heures, le repaire de l’Auberge des migrants, association locale emblématique, se transforme en une ruche effervescente. Les Anglais de Refugee Community Kitchen préparent les repas chauds, ceux d’Help Refugees gèrent les stocks de matériel et, dans un coin du –warehouse (entrepôt), les bénévoles d’Utopia 56 improvisent une chaîne humaine pour remplir rapidement le camion de sacs de couchage, de caisses de pantalons, de chaussettes, de chaussures et de kits d’hygiène. La mécanique est bien rodée pour que les maraudes et les distributions aux migrants revenus dans le Calaisis soient efficaces.

Car, si la nature a repris ses droits sur la lande depuis le démantèlement de la jungle, près de 400 migrants se cachent dans les environs. Ce soir, ils sont 120 à attendre un peu de nourriture, d’eau, de vêtements propres et d’humanité. Quasiment tous mineurs. « Certains sont nouveaux ou sont passés par Paris, mais la plupart reviennent des centres d’accueil et d’orientation, et visent toujours la Grande-Bretagne », explique Sarah, coordinatrice générale d’Utopia 56, en service civique depuis début mars. Certains dorment cachés dans la petite forêt qui jouxte ce terrain vague où les bénévoles les ont trouvés un soir. « Les adultes préfèrent rester dans leurs hébergements provisoires, les squats, mais nous savons où les trouver et eux savent comment nous joindre en cas de besoin », poursuit-elle, veillant à rester discrète sur leurs lieux de survie. Deux numéros d’urgence se transmettent entre les migrants, qui savent désormais qui appeler à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit.

À 18 heures, quatre véhicules de police débarquent pour surveiller la distribution. Des restes du bras de fer qui a opposé les associations à la mairie. Début mars, Natacha Bouchart, la maire (LR) de Calais, prenait deux arrêtés municipaux visant à entraver la distribution de repas aux migrants. La justice a donné raison aux associations, mais la pression policière est quotidienne. « Il y a un mois, les violences policières envers les migrants ont explosé, et les besoins en soins aussi », raconte Clémence, à Calais depuis février. Cette infirmière venue de Quimper consacre ses journées à conduire les migrants victimes de violences policières à l’hôpital et à recueillir leurs témoignages afin de saisir prochainement le Défenseur des droits.

Guillaume Meurice

« Tiens, si on apportait la démocratie en bombardant un pays ? Si on luttait contre le terrorisme en semant la mort ? Les gouvernements regorgent de bonnes idées pour lutter contre la barbarie en créant de l’atrocité. Et, comme toujours, c’est la société civile qui en assume les effets. J’ai la chance d’être ami avec Cédric Herrou, qui aide les migrants dans la vallée de la Roya. Un agriculteur qui avait plus vocation à produire de la pâte d’olive que des premiers soins. Pourtant, quand les conséquences des politiques mondiales sont venues toquer à sa porte, il n’a pas vu des chiffres, des statistiques, des appels d’air. Mais des gosses. Des mères. Des gens. Et il a eu le même réflexe que les bénévoles d’Utopia 56 et de nombre d’associations. Des citoyens bien plus patriotes que de prétendus nationalistes. Car ils respectent à la lettre la devise de leur pays et n’ont aucune envie qu’elle devienne “Liberté, Égalité, LOL” ».

Sur le terrain, Sarah déborde d’énergie et enchaîne les accolades amicales. « Tu fumes, toi, maintenant ? », rétorque-t-elle à un jeune qui lui demande une cigarette. « Sami ! T’es revenu de tes vacances à Paris ? », lance-t-elle pour taquiner celui qu’elle surnomme « le businessman ». Elle connaît les habitudes, anticipe les besoins, prend le temps de discuter. « On se voit tous les jours depuis deux mois et tu me demandes encore ce que c’est, Utopia 56 ?», répond-elle avec amusement à un jeune migrant qui pointe du doigt le badge vert sur sa veste. Sans se départir de son sourire, la jeune fille se lance dans une explication en anglais de la signification du mot « utopie ». « C’est en quelque sorte le lieu où tu voudrais être, où tu te sentirais le mieux », hasarde-t-elle avant d’aller chercher des gobelets de thé. Une question posée pour entamer la discussion et se changer les idées plutôt que par ignorance, car l’association Utopia 56 n’est plus une inconnue à Calais.

En 2015, les images de ces milliers de personnes traversant la Méditerranée pour rejoindre l’Europe déferlent dans les médias. Plus de 10 000 migrants vivent dans la jungle de Calais, les associations sur place sont dépassées. Depuis la Bretagne, où il vit, Yann Manzi se sent impuissant. « Mon garçon de 6 ans a vu les images du petit Aylan et m’a demandé : “Et toi, pourquoi tu ne fais rien pour eux ?” Le lendemain, je montais à Calais avec ma femme ; quarante-huit heures plus tard, nous décidions de créer Utopia 56 », raconte-t-il. Régisseur de camping dans des festivals comme les Vieilles Charrues à Carhaix, Yann sait qu’il peut mettre son expérience au service des réfugiés, mais pas seul. Il embarque sa femme, Gaëdig, son fils aîné, Gaël, ses amis Valérie, Hervé et leur fille Marion dans l’aventure, et l’association naît le 15 janvier 2016.

Le secret d’Utopia 56 : proposer à ceux qui veulent s’engager auprès des réfugiés des hébergements à 5 euros la nuit et une adhésion annuelle de 10 euros pour permettre à toutes les bonnes volontés d’agir à moindres frais. Les jeunes affluent, comme Klaartje, 20 ans, qui a mis ses études de sociologie entre parenthèses cette année. Elle s’occupe du suivi des familles demandant l’asile, comme ce couple de Kurdes irakiens qui a décroché son premier rendez-vous à la préfecture le 1er avril. « J’apprends surtout sur le terrain, même si nous avons parfois besoin d’une formation plus approfondie sur certains sujets, reconnaît-elle. J’aime l’esprit de famille d’Utopia 56, et tout le monde peut avoir sa chance. »

Les premiers pas, début 2016, n’auraient pu se faire sans les associations déjà installées, comme Salam ou le Secours catholique. Un coup de fil chaque matin définit le programme du jour. Valérie, en charge de la communication, se souvient du jour où elle a dû gérer les douches du centre de La vie active dans la jungle : « Il neigeait, les hommes couraient pour se mettre à l’abri, mais il n’y avait pas assez d’eau pour alimenter les 120 douches en même temps. Ce mélange de joie de vivre des réfugiés, qui comprenaient nos contraintes dans ces conditions spartiates, et de frustration de ne pouvoir en faire davantage pour eux m’a marquée. »

Pragmatique, Yann réalise que personne ne se préoccupe vraiment des problèmes d’hygiène. Les bénévoles d’Utopia 56 deviennent donc « les éboueurs de la jungle ». Une tâche pas très gratifiante mais essentielle. « Cela permettait d’être en contact direct avec les migrants et de leur redonner de la dignité. Au départ, ils nous regardaient avec de grands yeux, puis ils se sont mis à discuter avec nous et ont fini par nous inviter à boire un thé ou à partager un repas », souligne-t-il.

Grâce au bouche-à-oreille, Damien Carême, le maire de Grande-Synthe, rencontre Yann. L’édile écologiste a décidé de construire un camp humanitaire avec Médecins sans frontières (MSF) pour sortir 1 300 migrants du marécage boueux qu’était le bidonville du Basroch. Leur principal souci : sécuriser la zone située entre une voie ferrée, une autoroute et une sortie d’autoroute. Deux mois après sa naissance, Utopia 56 se retrouve en charge de la logistique et de la sécurité du premier camp humanitaire construit selon les normes internationales en France.

Dans un premier temps, les équipes de MSF, habituées à gérer des camps au Yémen ou en Libye, font preuve de méfiance envers ces humanitaires débutants, « très engagés mais tout feu, tout flamme », puis, rapidement, ils travaillent de concert. « Ils bousculent en permanence les administrations, commente Corinne Torre, cheffe de mission France chez MSF. Nous leur avons montré qu’il faut parfois rédiger des rapports plutôt que crier pour obtenir ce qu’on veut. Mais cette entraide citoyenne couvre clairement des manques qui sont de la responsabilité de l’État. »

Une collaboration qui perdure et devrait se renforcer, notamment sur la question de l’hébergement citoyen pour les migrants. Car, pour Utopia 56, hors de question de prendre la grosse tête ou d’entrer dans le moule. L’expérience de Grande-Synthe se termine en septembre lorsque la main de l’État se saisit du projet. Une association très ancrée dans le Nord est choisie comme gestionnaire et, petit à petit, l’accueil se réduit à peau de chagrin. Avec un tri des arrivants, à l’opposé des valeurs d’Utopia 56. « Nous lâchions un projet, mais surtout des réfugiés qu’on côtoyait 24h/24 depuis huit mois », glisse Yann, encore ébranlé par cette intrusion du politique au détriment de l’humain.

Cette candeur à l’égard de la politique, Yann l’a perdue. Quand la Mairie de Paris lui fait des avances pour qu’Utopia 56 devienne gestionnaire du futur centre humanitaire de La Chapelle, aux portes de la capitale, il refuse et attend de savoir que la tâche sera confiée à Emmaüs solidarité pour s’investir dans le projet. Avec une enveloppe de 60 000 euros, Utopia 56 s’occupe de l’accompagnement des mineurs isolés, fait des maraudes, organise des collectes dans Paris et, surtout, gère la file d’attente à l’extérieur de « la bulle ».

Ce matin, il n’y a que 32 places disponibles alors que Zelda, Antoine et Yann, les « utopistes » du jour, doivent contenir l’impatience de plusieurs dizaines de migrants. Les restes de nourriture par terre et les couvertures installées comme des tentes éphémères témoignent du fait que certains ont passé la nuit à même le sol dans la file. Quand le portail sécurisé s’ouvre, la bousculade s’intensifie, certains grimpent sur les barrières, sur les épaules de leurs voisins… Malgré sa carrure imposante, Yann peine à tenir son rôle de bouclier humain et de médiateur.

Les grilles se referment pour la journée. La désillusion et le dépit se lisent dans certains regards. La plupart gardent le sourire malgré tout et tenteront de nouveau leur chance le lendemain.

« La France fait croire que c’est une vague migratoire, alors que ce n’est qu’une gouttelette !, s’insurge Yann entre deux coups de fil urgents. Les parcours du combattant infligés aux réfugiés dans l’administration, le déni face aux mineurs isolés étrangers, les délits de solidarité qui se multiplient et ce mur invisible qu’est Dublin III, qui les empêche de faire une demande d’asile dans le pays de leur choix… Ce pays a développé une culture du non-accueil tout en s’abritant derrière son image de patrie des droits de l’homme »

Après une nuit blanche et une matinée pleine de tensions, Yann prend le train pour rejoindre son équipe de Calais. Avec les beaux jours, les bénévoles doivent se préparer à accueillir de nouveaux arrivants, sans l’aide de l’État. Tous pressentent que le printemps sera un nouveau défi sur le terrain.

Société
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