Pourquoi mangeons-nous de la viande ?

La philosophe Florence Burgat interroge l’option carnivore prise par l’humanité, qui perpétue une domination et une pulsion de mort taboues.

Ingrid Merckx  • 5 avril 2017 abonné·es
Pourquoi mangeons-nous de la viande ?
© photo : MARTIN BUREAU/AFP

À l’origine du geste philosophique, peut-être, l’étonnement. Interroger des faits ou des comportements établis. « Pourquoi l’humanité est-elle encore – et plus que jamais – carnivore ? », lance la philosophe Florence Burgat, spécialiste de la condition animale. L’humanité est-elle carnivore par nature, par essence ? Par construction ? Si la cuisine est moins carnée dans certaines civilisations que dans d’autres, combien de questions peuvent-elles se targuer d’un tel universalisme ? « Ce que la viande comme aliment ordinaire institue peut-être avant tout, c’est un rapport fondamentalement meurtrier aux animaux, impensable comme tel parce que toujours déjà noyé dans les rouages d’un processus au sein duquel les animaux sont les conditions de possibilité d’une production qui les ignore, et qu’un tissu de justifications à la fois nutritionnelles, économiques et culturelles achève de normaliser. »

Guillaume Meurice

« C’est l’histoire de la créature vivante la plus intelligente jamais observée. La seule capable d’envoyer des robots sur Mars. La seule capable de s’épiler le maillot au laser. Mais également la seule capable de foutre en l’air sans vergogne son écosystème au risque de sa simple survie.

Dès lors, quand l’homo sapiens parle de “bestialité” pour justifier ses élans belliqueux, il est permis aux autres espèces de se fendre la gueule au sens figuré, avant qu’un humain ne se charge de le faire au sens propre. Parce qu’il les aime, les autres animaux. Mais plus souvent morts que vivants. Végétarien depuis deux ans, j’ai pu nombre de fois constater les réactions perplexes, voire hostiles, induites par cette simple phrase : “Non merci, je ne mange pas de viande.”

C’est qu’en France, particulièrement, dévorer la barbaque, c’est comme le cholestérol, on a ça dans le sang. Sans en mesurer les conséquences environnementales et éthiques. Comme si la raison des Lumières s’arrêtait aux portes de l’Hippo­potamus. Alors, inexorablement, l’ignorance tue. Une méconnaissance du règne animal que l’on retrouve même dans le langage courant. Car on n’a jamais vu un gros porc se comporter comme DSK. Pas plus qu’un blaireau prêt à se battre à mort pour son club de foot. Pas davantage qu’un pigeon voter Macron à la présidentielle. À se demander, entre l’humain et les autres espèces, lequel est le plus bête… »

Florence Burgat lève un tabou sur le rapport de l’homme à l’animal. Elle déconstruit l’idée selon laquelle l’alimentation carnée remonte à la nuit des temps : la notion de meurtre alimentaire apparaît chez Pythagore puis Plutarque et Porphyre. Elle bat en brèche les préjugés et le caractère « allant de soi » de la consommation de viande. Elle fait surtout le lien entre sa pérennité et le développement industriel. « N’est-ce pas précisément au moment où l’humanité peut se passer de tuer pour se nourrir que la boucherie se généralise, s’industrialise, se standardise et devient un immense empire dévolu à l’engraissement et à la mort ? » Elle voit poindre dans l’écologie – et les protéines alternatives – la fin du « cannibalisme élargi » dont rêvait Lévi-Strauss. « Mais par quelles voies envisager la fin de l’humanité carnivore, en dehors du mirage d’un sursaut moral et d’un désir de pacification ? »

La philosophe part d’un postulat : par l’ordre sanglant, l’homme assoit et perpétue sa domination sur les autres espèces. La violence contribue à instituer l’humanité, qui repose sur une norme en permanence (re)légitimée. L’enjeu de sa recherche consiste donc à faire émerger des discours contraires. Pivot de sa réflexion : le chapitre sur le sacrifice, dans lequel elle explique que le sacrifice rituel doit être montré, que ce soit dans la Rome antique, chez les Aztèques ou dans la civilisation pré-islamique. Dans nos sociétés contemporaines, pourtant, l’abattage est caché dans des abattoirs où même ceux qui y travaillent n’ont pas tous vue sur la mise à mort.

Quel sens donner à cette violence quand elle n’est plus rituelle ni rattachée à une nécessité ? Comment l’Anthropocène et le transhumanisme, en contraignant la réflexion à passer par une référence à l’animal, peuvent-ils entraîner une mutation de « l’option carnivore » ? Auteur du Droit animalier et de La Cause des animaux, Florence Burgat défend l’instauration d’un statut d’existant accordé à l’animal, qui pourrait remettre en cause ce « cadre référentiel de normalité ». Elle met en regard « bon à manger » et « bon à penser » : l’animal étant distinct de la viande, la violence qui lui est faite relève d’un impensé volontaire. Si l’on refuse de penser à la « boucherie » devant une pièce de bœuf ou de poisson, c’est bien qu’elle cache ce qu’on ne saurait voir : « la tendance inhérente à la pulsion de mort ».

La limite de cet ouvrage, c’est peut-être l’animalisme de départ, mais c’est aussi sa force, car, assumant sa thèse, la philosophe prend soin de se tenir à l’écart de la morale pour creuser les arguments anthropologiques, métaphysiques et politiques de la manducation des animaux.­

L’Humanité carnivore, Florence Burgat, Seuil, 466 p., 26 euros.

Idées
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