Un droit à l’hospitalité

La crainte d’une concentration de migrants qu’on ne pourrait plus maîtriser incite les pouvoirs publics à mener une politique purement gestionnaire – et inefficace.

Ingrid Merckx  • 26 avril 2017
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Un droit à l’hospitalité
© photo : Brian Duffy / Citizenside / AFP

Le texte date de mars 2009, avant la « crise des réfugiés » de septembre 2015. « Une notion revient souvent dans la bouche de nombreux responsables quand on parle des étrangers : celle de l’appel d’air. Ainsi, un accueil de trop bonne qualité des demandeurs d’asile, et en particulier le fait de leur verser une aide financière, inciterait les étrangers à venir chez nous pour y demander l’asile […]. L’idée étant, bien sûr, que ce prétendu appel d’air doit être évité à tout prix et que les politiques d’accueil et de régularisation doivent être définies en conséquence. » Pour la Coordination et initiatives pour réfugiés et étrangers (Ciré), l’association bruxelloise qui signe ce texte, « l’appel d’air » est un « “mythe”, une incantation qui finit par convaincre à force d’être répétée sans répit et qui, malgré sa vacuité, n’en a pas moins des effets déplorables ». Venue de l’extrême droite et de sa « peur de l’invasion », cette idéologie a contaminé la gauche, sous prétexte de « régulation des flux ».

« L’appel d’air, c’est l’argument principal de l’État, tranche Fabienne Brugère, coauteur avec Guillaume Le Blanc de La Fin de l’hospitalité [1]. A fortiori en France, où les préfets jouent un rôle important vis-à-vis des réfugiés. » Ils redoutent qu’un accès moins difficile à un guichet et des récépissés moins compliqués à obtenir attirent en priorité sur « leur » territoire. « Les migrants ne peuvent pas choisir leur préfecture », objecte Marie Henocq, de la Cimade, qui note que des préfets interfèrent désormais dans des décisions médicales pour freiner l’attribution de titres de séjour pour étrangers malades. Pour l’accueil des mineurs étrangers isolés (MIE), « des départements font mieux que d’autres, ça se sait », glisse-t-elle. La circulaire Taubira a été instaurée en mai 2013 pour les répartir dans les départements. Retoquée par le Conseil d’État en 2015, elle prévoit une réévaluation en fonction des « stocks théoriques » et des « stocks réels ».

« La France n’est pas si attractive !, réagit Jérôme Vignon, président de l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale. Et de nombreux migrants sont des réfugiés de l’intérieur, en Syrie ou sur le continent africain. » En 2015, plus de 1,2 million de demandes d’asile ont été déposées dans l’UE, et 80 000 en France. « Pour quitter son pays, il faut des moyens et une bonne santé », complète Marie Henocq. De quoi limiter les « tsunamis » de migrants craints par le FN. La thèse de l’appel d’air suppose que les réfugiés maîtrisent leurs parcours et les conditions d’accueil à l’arrivée, fait remarquer le Ciré. « Or, au départ de l’exil, ils ne savent pas forcément où se situe leur objectif, ils ont juste entendu que c’était “moins pire” à tel endroit », nuance Marie Henocq.

« À Calais, la crainte de l’appel d’air l’a emporté », confirme Jérôme Vignon, auteur d’un rapport remis avec Jean Aribaud, fin octobre, au ministre de l’Intérieur sur l’après-démantèlement de la jungle. Dans ce texte, qui suit un rapport de 2015 sur « la situation des migrants dans le Calaisis », ils défendent « une autre option que celle choisie par le gouvernement ». Soit la mise en place d’un centre d’accueil d’urgence à Calais pour rediriger les migrants vers des centres de transit dispersés sur le territoire. « L’appel d’air, c’est la crainte d’une concentration que l’on ne pourrait plus maîtriser », constate Jérôme Vignon, considéré comme l’inspirateur des centres d’accueil et d’orientation (CAO). L’expression s’est imposée à l’époque du camp de Sangatte. « La crainte de l’appel d’air est sans doute ce qui a retenu les pouvoirs publics, après 2003 et jusqu’en 2014, de s’engager à nouveau directement dans l’action humanitaire », résume le rapport de 2015.

Depuis la fermeture du camp de Sangatte par Nicolas Sarkozy, en 2002, « la crainte de l’appel d’air » s’oppose à une « vision humanitaire », et l’État aux associations, dans un bras de fer qui fait fi du droit d’asile. « Le secours est notre dernière utopie », estiment Guillaume Le Blanc et Fabienne Brugère. Pour autant, secourir n’est pas accueillir, précisent les deux philosophes, qui rappellent que Kant, au XVIIIe siècle, avait défendu un droit à l’hospitalité. « Les conditions d’accueil à Calais n’ont qu’un faible impact sur le nombre d’arrivées de migrants tentant de forcer le passage », défendaient les associations à Sangatte, mettant en cause un « concept » dont elles craignaient « qu’il ne justifie toutes les régressions et un refus de progrès des pouvoirs publics. »

Réponse de la mission pilotée par Jérôme Vignon : « Nier que Sangatte a eu un effet d’appel d’air n’est pas raisonnable. Mais être tétanisé par cette expérience, qui n’a pas été que malheureuse, au point de renoncer à chercher une ou des solutions pour une question aussi sensible, n’est pas plus recevable. » Selon lui, « il doit être possible de faire mieux en matière d’accueil sans pour autant créer d’effet de concentration ».

Seul moyen selon lui : développer la coopération entre pays, entre départements et d’une structure à l’autre. « Stop Dublin ! », clame un appel qui circule en ces derniers jours de campagne présidentielle : « Selon ce règlement, les personnes qui souhaitent demander l’asile en Europe doivent le faire dans le premier pays où elles arrivent », et non dans le pays de leur choix. « On ne peut pas donner le signal qu’en France on n’applique pas le règlement de Dublin, sinon tous les demandeurs vont déposer leur demande ici », aurait finalement répondu le Premier ministre, Bernard Cazeneuve, aux réfugiés qui avaient quitté la jungle avec l’assurance qu’ils ne seraient pas « dublinés ».

Turquie, Serbie, Grèce… Aux portes de l’Europe, c’est l’engorgement. « L’argent de l’Union doit être mieux réparti, tranche Jérôme Vignon. Il y a des camps acceptables et d’autres inacceptables. » Mais la question des flux migratoires reste sous-évaluée. Le Haut comité pour les réfugiés (HCR) demande 4,6 milliards d’euros pour les camps de réfugiés cette année, seuls 10 % auraient été acquis. « Là où une frontière a été ouverte, comme entre la Chine et le Népal, là où un mur est tombé, comme à Berlin, il n’y a pas eu l’appel d’air redouté, ce fut même parfois l’inverse », souligne Fabienne Brugère, qui observe des « déplacés sans communauté politique », une criminalisation des frontières et des personnes, et un traitement gestionnaire des arrivées qui atteste violemment du manque de politique en la matière. Reste un signe encourageant pour Marie Henocq : « À Calais, à Paris, dans la vallée de la Roya, partout des citoyens viennent en aide aux migrants : nourriture, matériel, hébergement… Le changement arrive par le bas, comme souvent quand les politiques publiques ne suivent pas. »

[1] La Fin de l’hospitalité. Lampedusa, Lesbos, Calais… jusqu’où irons-nous ?, Fabienne Brugère & Guillaume Le Blanc, Flammarion.

Société
Temps de lecture : 6 minutes
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