Cisjordanie : Un demi-siècle de colonisation

La politique coloniale israélienne a considérablement affaibli la solution à deux États et créé les conditions d’une annexion rampante.

Denis Sieffert  et  Donia Ismail  • 31 mai 2017 abonné·es
Cisjordanie : Un demi-siècle de colonisation
© photo : THOMAS COEX/AFP

L’histoire du conflit israélo–palestinien depuis 1967 peut faire l’objet d’un récit de larmes et de sang, avec son cortège de guerres et d’attentats, de processus de paix avortés et de répressions. Mais rien sans doute ne décrit mieux cette longue séquence, qui va de la guerre des Six-Jours à aujourd’hui, qu’une carte et quelques chiffres. C’est l’histoire de la colonisation qui dit, au-delà des discours, les véritables intentions d’Israël et pose les termes du possible, ou du « encore possible ».

En 1972, quelque 10 000 colons vivaient sur l’ensemble des Territoires palestiniens occupés, Cisjordanie, Jérusalem-Est et Gaza. Ils sont 650 000 aujourd’hui. Il faut ici mettre le sort de Gaza entre parenthèses. À vrai dire, l’étroit territoire n’a jamais été un enjeu de colonisation de peuplement. La spectaculaire « décolonisation » de Gaza organisée en 2005 par Ariel Sharon a surtout été un habile coup politique ayant préparé le blocus qui asphyxie aujourd’hui la population. En revanche, la Cisjordanie et Jérusalem-Est constituent bien les objectifs historiques de l’État hébreu, par-delà les orientations de ses gouvernements. Il ne faut jamais oublier la promesse du père fondateur d’Israël, David Ben Gourion, lorsqu’il a accepté le plan de partage de novembre 1947 : « L’État hébreu partiel n’est pas une fin, mais seulement un début […], nous y ferons venir tous les juifs qu’il sera possible d’y amener […], nous créerons une économie polyvalente […]. Nous organiserons une défense nationale moderne […], et alors je suis certain qu’on ne nous empêchera pas de nous installer dans d’autres parties du pays, soit en accord avec nos voisins, soit par tout autre moyen… »

En 2002, alors qu’Israël menait l’opération « Rempart » en Cisjordanie, Ariel Sharon avait rafraîchi la mémoire des amnésiques : « Nous poursuivons la guerre de 1948 », avait-il lancé comme un défi. Autrement dit, autant dans l’esprit du chef historique de la gauche israélienne que dans celui du leader du Likoud (le parti de la droite), l’acceptation du partage n’était que tactique. Il n’était pas question de renoncer à l’appropriation de toute l’ancienne Palestine mandataire, de la Méditerranée au Jourdain. Et les chiffres montrent que l’objectif n’a jamais été perdu de vue. En 1983, 76 000 colons vivaient dans la partie arabe (Est) de Jérusalem. Ils étaient 153 000 en 1993, au moment des accords d’Oslo. Ils sont 220 000 aujourd’hui. En cette même année 1993, 110 000 colons peuplaient la Cisjordanie ; ils étaient 200 000 au moment du sommet de Camp David, en juillet 2000.

Le simple rappel de ces chiffres évite d’être abusé par la fausse monnaie du discours politique. Les dirigeants israéliens, hormis peut-être Yitzhak Rabin, de 1993 à sa mort, en 1995, ont tous eu pour objectif de coloniser les territoires occupés. Les uns – c’est sans doute la différence entre gauche et droite – en pensant qu’il fallait créer un fait accompli qui réduirait le moment venu un État palestinien à sa plus simple expression ; les autres en espérant rendre impossible à jamais la création de la moindre parcelle d’État. L’arrivée au pouvoir de la droite israélienne, en 1977, et la droitisation de la société ont évidemment contribué à accélérer le processus. Le leader du Likoud, Menahem Begin, réaffirmera dès 1978 les objectifs de Ben Gourion. Mais ce que ce dernier promettait d’accomplir tout en stratégie et en habileté diplomatique, le second l’affirmait avec violence et défi : « Il ne doit pas y avoir de doute sur notre intention de garder la Judée et la Samarie [les noms bibliques de la Cisjordanie, NDLR]_. »_

Mais la colonisation ne se résume pas en nombre de colons supplémentaires. La préemption des terres, même inoccupées, pose en permanence les jalons de la colonisation future. Il y faudrait ajouter la double guerre économique et psychologique menée contre la population, condamnée à l’inconfort d’une vie soumise au quotidien à l’arbitraire des contrôles, aux privations d’eau, aux entraves à la circulation, quand ce n’est pas à la destruction des cultures. Plus de 40 % des terres de Cisjordanie sont passées sous contrôle israélien, et le mur dit de « séparation », construit à partir de 2002, a encore empiété sur 10 % des terres palestiniennes, séparant parfois les habitations de leurs cultures agricoles.

Sur le plan politique, l’habileté aura consisté à relativiser le fait colonial comme cause première du conflit. La question religieuse a été mise en avant. Et le terrorisme palestinien orchestré par le Hamas, bien réel et très meurtrier, en deux grandes séquences – en 1996 et pendant la deuxième Intifada (2000-2003) –, est devenu dans le discours israélien la cause du conflit et, à tout le moins, ce qui en empêchait la résolution. Israël et, à sa façon, une partie de la communauté internationale tablent aujourd’hui sur l’épuisement de la population palestinienne. Ce n’est évidemment pas la paix qui est recherchée – une paix qui reposerait sur le respect des droits des Palestiniens –, mais « une pacification », comme le souligne Aude Signoles, maître de conférences à Sciences Po-Aix. Pour cette spécialiste de la région, il s’agit d’éviter les conflits de haute intensité. La reconnaissance de la Palestine comme État ayant un statut d’observateur de l’ONU, qui fut une réelle avancée, peut devenir un alibi pour solde de tout compte. « À ce stade, une politique de reconnaissance ne suffit plus. L’ONU donne l’illusion que tout est résolu alors que la question territoriale ne l’est absolument pas », relève Aude Signoles. Mais alors, quelles perspectives ?

La question de l’annexion des Territoires palestiniens se pose comme jamais auparavant. Mais, pour Israël, c’est aussi un piège. C’est ce que le président de l’Institut de recherche et d’études Méditerranée Moyen-Orient (Iremmo), Jean-Paul Chagnollaud, appelle « la défaite du vainqueur [1] ». Naftali Bennett, le leader du Foyer juif (le parti des colons), en est conscient. Chagnollaud résume ainsi sa pensée : « Il faut pouvoir conserver l’absolu contrôle des territoires sans être gêné par les conséquences démographiques d’une telle option, qui mettrait en danger le caractère juif de l’État d’Israël. » Pour résoudre cette contradiction, Bennett et ses amis proposent l’annexion de tous les grands blocs de colonies. Au total, 60 % de la Cisjordanie seraient annexés.

Au sein de la société civile palestinienne, des associations et des personnalités pensent déjà le conflit en d’autres termes, ceux d’une revendication de citoyenneté égale de tous les peuples entre la Méditerranée et le Jourdain. Mais Taoufiq Tahani, président d’honneur de France-Palestine Solidarité, souligne que « même les Palestiniens qui ne croient plus à la solution à deux États tiennent tous à la référence de la “ligne verte” [la frontière de 1967, NDLR]_, parce qu’elle constitue une référence de droit international, y compris pour porter le conflit devant la Cour pénale internationale »_. Enfin, le mouvement BDS (Boycott, désinvestissement, sanctions) reste une arme importante de la résistance palestinienne. « On parle beaucoup du boycott, souligne Taoufiq Tahani, mais il ne faut pas oublier le “D” et le “S”, qui posent la question de la responsabilité des États, des entreprises et des institutions. »

Quoi qu’il en soit, on peut dire qu’un demi-siècle après la guerre des Six-Jours la solution à deux États est en péril. Seule une pression internationale exercée sur Israël pourrait la sauver. Avec Donald Trump à la tête des États-Unis, est-ce réellement à l’ordre du jour ?

[1] Israël-Palestine, la défaite du vainqueur, Sindbad/Actes Sud (mai 2017).

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