Complicité de « génocide environnemental »

Des leaders Amérindiens dénoncent le rôle de banques françaises dans la construction d’oléoducs qui menacent leurs terres.

Maïa Courtois  • 31 mai 2017 abonné·es
Complicité de « génocide environnemental »
© Brendan Smialowski/AFP

Au milieu des actionnaires de la Société générale, le mardi 23 mai, Juan Mancias, chef de la tribu amérindienne Esto’k Gna, se lève. À peine le temps de se présenter et de poser sa question au micro que des huées se font entendre dans la salle : « On s’en fiche ! » L’assemblée s’agite, à tel point que Juan Mancias doit se rasseoir et laisser l’association Les Amis de la Terre prendre la parole à sa place. Ils sont six leaders amérindiens à avoir parcouru des milliers de kilomètres pour interpeller les banques françaises, lors des assemblées générales d’actionnaires, sur les conséquences de leurs investissements dans les oléoducs aux États-Unis.

La Société générale, BNP Paribas, le Crédit agricole et Natixis ont chacune investi 120 millions de dollars dans le Dakota Access Pipeline, un oléoduc qui a cristallisé les luttes de centaines de peuples autochtones contre les multinationales des énergies fossiles. Long de 1 900 kilomètres, traversant quatre États du Dakota du Nord à l’Illinois, le « serpent noir » passe sous le lac Oahe, principale ressource en eau des populations qui vivent aux alentours, et sur les terres sacrées des Sioux de Standing Rock.

En avril 2016, les « Water Defenders » (« défenseurs de l’eau ») résistent en établissant le camp de Sacred Stone. Des mois durant, ils font face à une répression de grande ampleur : « Des canons d’eau glacée, des tirs de gaz lacrymogène et de Flash-Ball, des grenades de désencerclement, des chiens envoyés sur les manifestants… Ce ne sont là que quelques exemples des violences que nous avons subies de la part de la Garde nationale et de la sécurité privée des entreprises », raconte Rafael Gonzales, rappeur engagé sur le camp.

Une répression d’autant plus violente que les milliers de défenseurs de l’eau ont « toujours lutté par l’art, la non-violence et la désobéissance civile », explique Nataanii Means, artiste hip-hop navajo, en première ligne de la résistance. Son constat est pessimiste : « La façon dont nous traitons Mère-Nature est le miroir de la façon dont nous nous traitons entre nous, enfants de cette nature. Et nous avons pris le chemin de la destruction. »

Devant la controverse soulevée par le Dakota Access, Barack Obama avait décidé de mettre le projet entre parenthèses à la fin de son mandat. Mais, désormais, les bulldozers ont bien entamé le travail. Dès janvier 2017, Donald Trump a délivré le décret d’autorisation de construction, de même que pour l’oléoduc Keystone XL. Devant la menace imminente d’une évacuation, les défenseurs de l’eau ont déserté le camp de Sacred Stone. L’administration Trump planche aujourd’hui sur une quarantaine de nouveaux projets. Moins médiatisés que le Dakota Access et le Keystone XL, ce sont des terminaux d’énergie fossile et des pipelines de sable bitumineux : Energy East, Line 3, Trans Mountain… Et les banques françaises placent leurs pions sur ces nouveaux chantiers fructueux.

Aux leaders amérindiens et aux associations venus alerter leurs actionnaires, les banques répondent par des esquives. À propos du Keystone XL, le Crédit agricole répond avoir « refusé de participer au projet ». Comprendre : la banque ne participe pas, pour le moment, à son financement. Mais les Amis de la Terre ont révélé qu’elle finance toutes les entreprises impliquées, comme TransCanada. Elle fait de même pour Energy East, Line 3 et Trans Mountain. BNP Paribas répète pour sa part qu’elle a vendu sa part de financement du Dakota Access en avril 2017 : sauf qu’il était alors trop tard pour que cela ait un impact sur la construction. Et la banque continue de financer les entreprises qui y participent.

La veille, à la Bourse du travail, à Paris, les associations Alternatiba et les Amis de la Terre avaient déployé une banderole : « Banques françaises, ne TRUMPez pas le climat ! », pour annoncer leur réunion publique d’information. Sur place, Lucie Pinson, responsable du département « finance privée » aux Amis de la Terre, dénonce le double jeu permanent des banques. BNP Paribas et la Société générale endossent le rôle de conseillers financiers pour des projets de terminaux de gaz naturel liquéfié (GNL) : Texas LNG pour l’une, Rio Grande LNG pour l’autre. Mais la Société générale assure que « le GNL va aider la transition énergétique ».

En effet, un emballage marketing promeut le gaz naturel liquéfié comme énergie « propre » parce qu’il génère deux fois moins de CO2 que le charbon. À ceci près, précise Lucie Pinson, qu’il « nécessite d’être liquéfié pour être transporté par des pipelines, qu’il faut construire, avant d’être rendu à sa forme gazeuse. Le tout pour une empreinte carbone en réalité deux fois plus élevée que celle du charbon ».

Le visage ridé encerclé de longs cheveux gris, Juan Mancias souhaite pour sa part que cette tournée européenne informe les citoyens sur ce que les banques font de leur argent. Et interpelle les politiques à Bruxelles, à Madrid, à Rome et à Bologne pour le G7… Le premier ennemi, martèle-t-il, c’est « l’ignorance ». « Moi, je sais d’où vient mon peuple, mais beaucoup d’Américains ignorent notre histoire, notre culture ; pourtant, nous étions là avant que l’homme blanc n’arrive. Il faut dire aux banques d’arrêter d’être ignorantes également. »

Rebekah Hinojosa, responsable de l’organisation Save RGV from LNG, s’oppose aux trois terminaux d’exportation de gaz de schiste dont la construction est prévue sur les terres sacrées de ses ancêtres, dans la vallée du Rio Grande, au sud du Texas. La fracturation hydraulique, technique d’extraction du gaz de schiste, est interdite par la loi en France. Aux États-Unis, elle représente 60 % de la production de gaz. Selon elle, ces projets s’apparentent à du « racisme environnemental ». « Nous sommes la première communauté du Texas : 1,6 million de personnes. Les Latinos sont majoritairement pauvres, alors on nous fait miroiter la promesse de milliers d’emplois ». Ce qui la met en colère : « Notre communauté ne veut pas être exploitée et subir la pollution alors que les entreprises vont empocher des milliards. »

Pour les leaders amérindiens, l’exploitation de leurs terres s’inscrit dans une continuité historique d’oppression. Nataanii Means résume : « Des millions de personnes sont mortes, beaucoup à cause des maladies. Mais ce génocide n’a jamais pris fin, il continue. Ceux qui nous affament essaient ensuite de nous intégrer dans leurs écoles et de nous relocaliser dans leurs villes ; enfin, ils nous prennent nos terres. Désormais, l’eau est contaminée, la nourriture est pleine d’OGM, et cela donne des cancers. Ils continuent de nous tuer avec leurs maladies. C’est un génocide environnemental. »

À l’issue de l’assemblée des actionnaires de la Société générale, sur la table claire du café, Juan Mancias pose son bras pour faire ressortir la couleur de sa peau. Il lâche : « Tu vois, tout est là. » Silence. Nataanii Means, assis à ses côtés, glisse : « Protéger la Terre, c’est un combat qui ne peut pas s’arrêter. Quand vous vous battez avec rien, mais sans égoïsme, alors vous avez un sentiment de force, parce que vous savez que vous êtes sur le juste chemin. Nous n’avons pas peur. La peur est de leur côté. »

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