« Irrintzina » : La génération climat crève l’écran

Irrintzina, documentaire enthousiasmant de Sandra Blondel et Pascal Hennequin, montre l’essor d’Alternatiba et des nouveaux collectifs de lutte.

Patrick Piro  • 31 mai 2017 abonné·es
« Irrintzina » : La génération climat crève l’écran
© photo : fokus21

C’est une scène dont les images n’avaient pas circulé jusqu’à présent. Une quinzaine de militants des associations Bizi et Amis de la Terre, identifiés par des vestes taguées au logo du mouvement « Action non-violente COP 21 », pénètrent tranquillement dans une agence BNP Paribas à Paris. Pas un geste brusque, des mots rassurants envers les clients. Les militants se saisissent de quelques chaises et ressortent aussi paisiblement qu’ils sont entrés. L’irruption a duré 1 minute et 40 secondes.

Sandra Blondel et Pascal Hennequin ont pu filmer la scène. « Sans coupure, un plan-séquence qui peut témoigner d’une opération parfaitement pacifique et maîtrisée », explique Pascal Hennequin, cadreur du documentaire Irrintzina, le cri de la génération climat [1]. Sur le trottoir, un militant explique le sens de cette « réquisition » : la banque est l’une des plus mouillées dans l’évasion de capitaux vers les paradis fiscaux. Des milliards d’euros qui font défaut au financement crucial de la transition énergétique, justifient les militants. Dans un facétieux « dent pour dent », ils annoncent que les chaises seront rendues quand la banque jouera le jeu d’une entreprise citoyenne. D’autres opérations similaires auront lieu dans diverses agences et d’autres banques. Bizi avait inauguré la série chez HSBC, à Bayonne, en février 2015.

C’est un peu par hasard que Sandra Blondel et Pascal Hennequin croisent le mouvement, le côtoient puis se retrouvent immergés dans son déploiement proliférant. « À un moment, il a bien fallu arrêter de tourner ! » Cofondateurs de l’association Fokus 21 il y a une décennie, ils gravitent dans la petite sphère des documentaristes engagés de la Fédération nationale de l’audiovisuel participatif. « Encore un éco-festival », pensent-ils, un peu blasés, en prenant connaissance de l’organisation par Bizi, à Bayonne, en octobre 2013, d’un village Alternatiba, prônant des alternatives pour lutter contre le dérèglement climatique. Pendant deux jours, plus de 12 000 participants venus de toute la France s’y croiseront. « Nous n’avons pas perçu la force de ce qui se levait à ce moment-là, reconnaît Sandra Blondel, preneuse de son. On connaissait bien le milieu de l’économie solidaire et relocalisée, mais le dérèglement climatique, ce n’était pas notre truc. »

Petit budget, grand effet

Plus de 350 heures de rush, un tournage étalé sur deux années et entièrement bénévole, assuré par Fokus 21 et, ponctuellement, une vingtaine de personnes en renfort, précise Pascal Hennequin. Des copains ont composé la musique à l’œil. « Tout a été réalisé avec très peu de moyens. Nous avons commencé à nous rémunérer un peu à partir de la postproduction. S’il avait fallu tout payer, il aurait fallu sortir 150 000 euros, aucune production n’y était prête. » Un financement participatif a été lancé sous l’égide de la Nef, et 1 258 sympathisants y ont contribué. « Tous ces coups de main, c’était très touchant. Et bon pour le moral, parce qu’à certains moments… »

Où voir Irrintzina ?

Une trentaine de projections sont prévues d’ici à la sortie nationale le 11 octobre. Voir www.irrintzina-le-film.com Les prochaines dates : – 1er juin, 20 h, à l’Utopia de Montpellier – 2 juin, 20 h 30, à l’American Cosmograph de Toulouse – 3 juin, 16 h, à l’Oustal d’Auterive Cinéma L, avec Auterive en transition, Alternatiba Toulouse – 9 juin, 21 h, à l’Atalante de Bayonne – du 9 au 15 juin, six projections au Pays basque.
Fokus 21 fait cependant le pari d’aller voir un peu plus avant de quoi il retourne. Les coréalisateurs s’embarquent dans la mouvance, et même au-delà de ce qu’ils imaginaient. Des dizaines de villages Alternatiba se montent en France et en Europe pour interpeller le public avant l’acmé planétaire de la COP 21 de décembre 2015. Le documentaire s’ouvre sur une scène cristallisatrice de l’élan qui s’est levé en France depuis.

Le 7 janvier 2017, dans la rue qui mène au tribunal de Dax, la caméra a du mal a tenir son horizon tant la foule est dense, qui scande : « Nous sommes tous des voleurs de chaises ! » C’est le procès de Jon Palais, l’un des militants de Bizi, à la suite d’une plainte de BNP Paribas. Ce lundi, 2 000 personnes ont fait le déplacement, parfois de plusieurs centaines de kilomètres. Le scénario se retourne totalement : c’est la mise en procès citoyenne de la banque pour évasion fiscale qui reste dans toutes les rétines et les journaux télévisés. Jon Palais sera relaxé. Jamais le mouvement climatique n’a semblé plus légitime – et même inéluctable.

D’une fenêtre surplombant l’esplanade du palais de justice, une voix fait part d’un sentiment à l’unisson. C’est Sandra Blondel, de dos, fugitivement à l’écran. « Je me suis exposée, c’est une prise de risque, convient-elle. Mais je ne le regrette pas, c’est le choix de la cohérence. » Aux premiers tournages, la caméra est plus distanciée. Et puis elle s’approche de plus en plus de son sujet… « C’était important de franchir le pas à l’écran, car nous sommes citoyens et acteurs. Cette expérience professionnelle a bouleversé notre propre imaginaire, ça nous semblait un contresens de ne pas donner de signe de notre adhésion personnelle, par des allers-retours entre le “nous” et le “je”. » Pascal Hennequin signe aussi son engagement, captant sa propre main sur le dossier d’une chaise en cours d’enlèvement. Des touches légères, mais une option radicalement structurante pour la portée du documentaire.

Sandra Blondel assiste en janvier 2015 à une session de formation pour les militants désireux d’implanter un village Alternatiba dans leur commune : « La méthodologie, la dynamique, l’ambition… C’est la première fois que j’entendais un discours aussi puissamment structuré sur l’entrée dans l’ère de l’Anthropocène [2]. J’ai été bluffée, je suis tombée des nues. » Pascal Hennequin : « On entendait des choses absolument indiscutables. Cela a été une prise de conscience très dure, ça nous a mis à terre… Le recul est venu après le tournage. On a passé trois mois à tout lire pour se mettre à niveau. »

Il n’y avait pas de projet Alternatiba à Marseille, où ils résident. Alors ils lancent l’idée. Mais le maire, Jean-Claude Gaudin, se distingue en refusant de donner son accord à la manifestation. La ville sera cependant visitée au cours de l’été 2015, avec un message fort porté à l’édile, lors d’un tour de France épique et festif à vélo lancé par Alternatiba. Tandems, triplettes et quadruplettes – 190 étapes en trois mois et demi –, il réunira plus de 300 000 personnes avant une arrivée triomphale place de la République, à Paris. Fokus 21 accompagne quelques tronçons. Alors que la petite troupe cycliste a maille à partir avec les gendarmes devant la centrale nucléaire de Fessenheim, doyenne du parc français, la voix de Sandra Blondel confesse son étonnement devant l’ampleur du risque que fait peser l’atome civil. « Véridique ! Je n’y connaissais rien avant ! » Alors, combien de personnes à sensibiliser en France ? Ils rêvent qu’Irrintzina, parallèle entre leur propre cheminement et la montée à la COP 21, décadenasse des milliers de consciences en France.

Les deux réalisateurs ont gagné la confiance de Bizi, des villages Alternatiba, du mouvement Action non-violence COP 21, né quelques semaines avant le sommet historique. « Nous voulions montrer de l’intérieur la force de ce mouvement, qui se manifeste dès les “cuisines” où il concocte ses réflexions, explique Sandra Blondel, qui a aussi monté le documentaire. Comment l’action collective donne une confiance grandissante aux citoyens à mesure que ce mouvement climatique se déploie. Un mélange d’alternatives et de résistances pour une stratégie qui marque des points. »

Cette intimité offre aux auteurs des images rares, là encore, de la préparation des groupes non-violents qui ont perturbé le sommet des pétroliers offshore de Pau, en avril 2016, confrontés aux méthodes musclées des gendarmes mobiles. « Nous avons eu conscience que nos images peuvent protéger les activistes face à des allégations fausses ou des interpellations violentes. Cela participe à la réflexion sur l’utilité sociale de nos médias. » Le documentaire s’achève sur la scène électrisante de la longue jubilation de dizaines de militants chantant sous une pluie battante, devant le Palais Beaumont de Pau, qu’ils ont harcelé trois jours durant. « Nous étions saisis par la responsabilité de transmettre cette audace et cette détermination », jubile Pascal Hennequin.

Du calibre d’un Demain (le film de Cyril Dion et Mélanie Laurent), le documentaire tourne actuellement en avant-première dans toute la France (voir ci-dessous). La sortie en salles est prévue à l’automne. Mais ce qui fait le plus la fierté de Pascal Hennequin, c’est la remarque d’un professeur lors d’un visionnage organisé devant ses élèves en train d’étudier Voltaire : « Voilà à quoi ressemble un engagement moderne. »

[1] L’Irrintzina est un cri de ralliement de bergers pyrénéens, poussé aussi dans les fêtes basques.

[2] Dénomination quasi officielle de l’ère géologique actuelle, dont les évolutions dominantes sont dues aux activités humaines.

Écologie
Temps de lecture : 7 minutes

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