Le cortège de tête face à la violence

Depuis le mouvement contre la loi travail jusqu’au 1er Mai dernier, une partie des manifestants font désormais front contre la police. La tension monte des deux côtés.

Ingrid Merckx  et  Vanina Delmas  • 24 mai 2017 abonné·es
Le cortège de tête face à la violence
© photo : Jérémie Lusseau/Hans Lucas/AFP

La violence grandit. À chaque nouvelle manifestation, des images de rues noyées sous les gaz lacrymogènes, des forces de l’ordre en rangs serrés derrière leurs boucliers transparents et des manifestants à la détermination sans faille devant le cortège syndical. Le 1er Mai dernier, les images du défilé traditionnel ont été éclipsées par une photo : celle d’un policier en flammes après le jet d’un cocktail Molotov qui l’a brûlé au visage et aux mains.

La viralité de l’image est immédiate, déclenchant une série de commentaires souvent indignés, solidaires, mais aussi parfois douteux. La section CGT de Publicis ose le sarcasme – déplacé – sur Twitter : « On ne parle que du poulet grillé sur les chaînes style BFM, mais pas beaucoup de ça [les violences policières]… » Des actes et des paroles sitôt condamnés par les pouvoirs publics. Était-ce un accident ? Les conséquences d’une violence volontaire ? L’événement a-t-il fait débat au sein du « cortège de tête », qui occupe le premier rang de toutes les manifestations depuis le mouvement contre la loi travail, au printemps dernier ?

Cette hydre du mouvement social semble concentrer aujourd’hui les espoirs de ceux qui ne croient plus au pouvoir d’action des manifestations « traditionnelles », « plan-plan » ou « camion mojito », comme les appelle Simon*, comédien et musicien de 34 ans, observateur de l’intérieur du cortège de tête. « Mojito, parce qu’il y a le côté un peu festif et anesthésiant de l’alcool dont on abreuverait les manifestants pour les ramollir et qu’ils arrivent complètement impuissants en fin de manif… » Le cortège de tête, c’est l’exact inverse : une tête qui grandit et où s’agglomèrent toutes sortes de gens quittant les rangs traditionnels pour s’y fondre, solidaires du black block d’où « sort le feu ».

L’amalgame récurrent entre le black bloc et le cortège de tête par l’opinion publique entretient cette réputation de « casseurs professionnels venus dans un seul but : attaquer les forces de l’ordre, casser du policier, commettre des dégradations », comme les a décrits Matthias Fekl, alors ministre de l’Intérieur. Dans un ouvrage très fouillé, Francis Dupuis-Déri, professeur de science politique à l’université du Québec, explique que l’expression « black bloc » « désigne une forme d’action collective, une tactique très typée qui consiste, lors d’une manifestation, à manœuvrer en un groupe au milieu duquel chacun préserve son anonymat ». L’objectif : « Indiquer la présence, dans la manifestation, d’une critique radicale du système économique et politique [1]. »

D’où la présence remarquée de ces militants au sommet de l’OMC à Seattle, en 1999, au sommet du G8 à Gênes, en 2001, ou à celui de l’Otan à Strasbourg, en 2009. Idem lors des manifestations anti-austérité à Londres, en 2011, du mouvement des Indignés en Espagne et d’Occupy aux États-Unis, ou à l’occasion des mobilisations contre la vie chère au Brésil, en 2013, pour ne citer que quelques exemples. En France, les manifestations interdites lors de la COP 21 pour cause d’état d’urgence, en 2015, ont ravivé la flamme radicale de certains. Et les violences policières incessantes pendant le mouvement contre la loi travail n’ont cessé de l’entretenir.

Mais, parmi ces vêtements de pluie et les foulards noirs qui caractérisent le black bloc, la diversité du cortège de tête reste méconnue, voire incomprise. « Ceux qui s’arrêtent aux images de violence ratent tout ce qui se joue dans le fait de prendre ensemble le risque de casser, de taguer, d’affronter les flics », écrit le Comité invisible, dont le dernier ouvrage, Maintenant [2], ne semble voir qu’une chose à sauver de ces derniers mois de lutte sociale : le cortège de tête et les liens qui s’y tissent.

Louis*, étudiant en première année de droit, n’a participé que de loin au mouvement social de 2016, mais il a franchi le pas cette année pour la marche contre les violences policières du 19 mars. À l’initiative des familles de victimes, cette manifestation a été particulièrement calme et pacifique, mais elle lui a permis de « démystifier » le cortège de tête. « J’avais seulement les informations diffusées dans les médias mainstream, alors je les trouvais agressifs pour rien, reconnaît l’étudiant. Mais, quand mon ami m’a proposé d’y aller, j’ai pris conscience que la majorité d’entre eux étaient des gens comme moi, et non des casseurs assoiffés de violence. »

Dans ce cortège, il n’y a pas uniquement des manifestants voulant « en découdre », mais potentiellement tout le monde : « Autonomes au visage masqué, lycéens déterminés, anarchistes chevronnés, étudiants motivés, féministes offensifs(sives), chômeurs combatifs, LGBT en fusion, intermittents increvables, syndiqués curieux, cheminots survoltés, retraités amusés… », écrit Aléric de Gans dans le numéro que la revue Les Temps modernes a consacré à Nuit debout [3]. Cet écrivain de 31 ans a tenu sur sa page Facebook un « Carnet de mobilisation » du 9 mars au 11 juillet 2016. Soit la chronique attentive, lyrique et engagée du mouvement contre la loi travail et son monde, où le cortège de tête a pris corps. Et où la solidarité des manifestants a permis d’instaurer un rapport de force. Mais jusqu’où ?

« Si personne ne se réjouit d’avoir vu un homme prendre feu, tous ceux qui participent au cortège de tête ont à l’esprit les violences qu’ils subissent depuis le 31 mars 2016 », remarque Aléric de Gans. Louis affirme que « ce n’est pas un objectif de voir un flic brûler », mais admet que « la rage et l’énervement ressentis en manif incitent à cautionner le geste ». « Cela m’a presque galvanisé, car on a vu que les flics ne sont pas intouchables. Le feu est la seule chose qui les effraie vraiment, qui les fait reculer. Mais cette image qui a fait le tour du monde ne doit pas empêcher de capter la dimension politique de cet acte. »

L’escalade de violence, le 1er Mai dernier à Paris, a profondément choqué ceux qui étaient en tête du défilé. « Le cortège n’avait pas fait 100 mètres sur le boulevard Beaumarchais, ni même écrit un tag, que les manifestants de tête se faisait nasser et couper des autres par la police, raconte Simon. Je n’étais pas équipé. Quand on s’est retrouvés rue de Lyon, à la hauteur des arcades, la violence a éclaté. »

Témoignage corroboré par Che B*, 18 ans, impliquée dans le mouvement Génération ingouvernable. Cette étudiante en science politique ne s’attendait pas à cette « violence animale ». « Les flics voulaient absolument créer la panique pour nous disperser. Ils criaient, nous insultaient, nous plaquaient contre les murs avec leurs matraques, puis nous ont nassés. On était tellement serrés les uns contre les autres qu’on avait du mal à respirer, et on étouffait aussi à cause des gaz. Puis, ils ont ouvert la nasse. Je suis sortie avec une amie qui faisait une attaque de panique, et j’ai vu qu’il y avait plusieurs nasses formées le long de la coulée verte », raconte-t-elle avec précision. Elle est restée quelques instants avec des photographes pendant les affrontements, et a été choquée que la presse soit également prise pour cible. C’est à ce moment qu’elle a elle-même été touchée à la jambe, et depuis les douleurs persistent.

Cette violence venant du camp policier a été très peu évoquée, à l’exception des images et comptes rendus réalisés par les street-journalistes, professionnels ou simples citoyens. Pourtant, les « street médics », ces soigneurs bénévoles venant au secours des manifestants blessés, ont pris en charge au moins 168 cas, allant d’un hématome au dos à une plaie sur le crâne, une brûlure au visage ou les fractures multiples d’une personne ayant chuté de six mètres. Sans compter les états de choc et les crises d’angoisse.

Mais il n’y a pas que la violence des matraques. Un ami de Simon a été empêché de quitter le cortège : « Il voulait sortir, il a demandé la permission aux policiers en bord de cortège. L’un d’eux lui a dit : “Tu as décidé d’être là, tu assumes !” Il a insisté. Le flic lui a répondu : “Tu assumes, sinon j’te fume !” » Cette montée de l’affrontement avec la police et cette expression « en découdre », qui revient dans toutes les bouches, inquiètent. L’équipement des policiers, le recours de plus en plus systématique et immédiat à la méthode de la nasse, les lancers en cloche (non conformes) des grenades de désencerclement… Beaucoup imputent ce durcissement de la répression à Michel Delpuech, qui a quitté son poste de préfet de Paris pour celui de préfet de police en avril dernier.

En juin 2016, un musicien philosophe écrivait sur le site Lundi matin [4] que « le cortège de tête ne cesse de gagner en puissance numérique » et que « sa composition est de plus en plus inassignable ». Il s’interrogeait déjà sur le devenir de ces « désaffiliés » des manifestations qui ont créé des amitiés politiques pouvant « inventer un nouvel opérateur stratégique ». Un an plus tard, leur nombre s’accroît encore, avec l’intensification des violences. Le black bloc aussi se radicalise, et les questions sur la stratégie à adopter sont fréquentes. « Est-ce le bon moment de risquer de perdre du monde au sein du cortège de tête ? », s’interroge Simon.

Même écho du côté d’Aléric de Gans : « Il y a un côté grisant à résister face aux violences policières. Mais quand tombe-t-on dans l’orgueil de la violence coûte que coûte ? Si on blesse ou si on tue, on perdra toujours. » Le cas de Rémi Fraisse, décédé en 2015 après le lancer d’une grenade offensive par les forces de l’ordre, sur le chantier du barrage de Sivens, est dans tous les esprits.

D’autres inquiétudes pointent en filigrane. Les observateurs du cortège de tête ont identifié des infiltrations de policiers dans le black bloc, et de militants d’extrême droite dans le cortège. « On a déjà subi une attaque de skinheads pendant Nuit debout, témoigne Simon. Eux n’ont peur de rien, ils viennent taper, sont entraînés, et équipés. Et leurs rangs gonflent. » Rien de bien rassurant alors qu’un rassemblement en hommage à Clément Méric, le jeune militant d’extrême gauche tué par des skinheads en 2013, est prévu le 3 juin et qu’une nouvelle vague de contestation sociale s’organise à l’approche des législatives. Avec un appel du Front social à descendre dans la rue le 19 juin : « Contre Macron et ses ordonnances ».

*Les prénoms ont été modifiés.

[1] Les Black Blocs. La liberté et l’égalité se manifestent, Francis Dupuis-Déry, Lux, 2016.

[2] Maintenant, Le Comité invisible, La Fabrique, 160 p., 9 euros.

[3]Les Temps modernes. Nuit debout et notre monde, novembre-décembre (n° 691), 2016, Gallimard.

[4] Édité depuis à La Découverte : Lundi matin n° 0, 164 p., 12 euros.

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