Le Pen-Macron : voter ou pas ?

Faut-il voter contre le Front national ou s’abstenir de donner du poids à l’ultralibéralisme d’En marche ! ? Le choix déchire nombre de militants dont les luttes convergent pourtant. Débat bienveillant pour poser les arguments de chacun.

Ingrid Merckx  et  Christophe Kantcheff  • 3 mai 2017 abonné·es
Le Pen-Macron : voter ou pas ?
© photo : Denis Meyer/Hans Lucas/AFP

Dur de voter Macron quand on s’est mobilisé contre la loi travail, les violences policières, l’état d’urgence, les politiques d’austérité… Mais dur de ne pas prendre un bulletin contre le risque fasciste dans une Ve République déjà mal en point. Jean-Riad Kechaou, professeur d’histoire-géo au collège Camille-Corot, à Chelles (77), et blogueur sur Politis.fr, ainsi que Mathilde Larrère, historienne des révolutions, enseignante à l’université Paris-Est-Marne-la-Vallée et membre du collectif le Temps des lilas, défendent des positions contraires. Ils confrontent à titre strictement personnel des arguments souvent convergents, avec un courage, une bienveillance et une compréhension de l’autre assez rares en cette veille de second tour.

Pouvez-vous dire d’où vous parlez, quelle décision vous avez prise concernant le second tour, et quelles pressions pèsent sur vous quand vous l’exprimez ?

Mathilde Larrère Historienne des révolutions, enseignante à l’université Paris-Est-Marne-la-Vallée et membre du collectif le Temps des lilas

Jean-Riad Kechaou Professeur d’histoire-géo au collège Camille-Corot, à Chelles (77), et blogueur sur Politis.fr

Mathilde Larrère : Je ne représente que moi et ne cherche pas à inciter qui que ce soit. J’ai dit mon choix parce qu’à force de voir des gens que je respecte et dont je connais l’engagement antilibéral, anticapitaliste et antifasciste, se hurler dessus, à travers les réseaux sociaux notamment, je me suis dit qu’il fallait arrêter. Si Emmanuel Macron devient Président, il ne faut pas qu’il se retrouve avec un champ de ruines à gauche. Il va falloir qu’on soit très soudés. Le soir du premier tour, j’étais dans l’abstention et je ne supportais pas d’entendre que cette position faisait le jeu du Front national, ni de voir certains traiter ceux qui allaient voter Macron de « collabos ». J’ai donc écrit une série de tweets pour dire qu’il ne fallait pas remettre en cause les engagements des uns et des autres en fonction de la décision qu’ils prenaient. Entre-temps, j’avais évolué en me disant : « Je ne peux pas m’abstenir, je vais voter Macron contre Le Pen. »

Jean-Riad Kechaou : Moi aussi, j’ai rarement connu une telle virulence dans les échanges. J’ai beau répéter que je ne parle qu’à titre personnel, quand j’ai annoncé, au soir du premier tour, sur Facebook : « Peuple de France, tu es incorrigible, le 7 mai, ce sera sans moi ! », j’ai reçu une vague de messages indignés. D’anciens élèves, dont une devenue enseignante, s’insurgent : « Vous, le prof qui nous avez toujours dit qu’il fallait voter, vous allez vous abstenir devant la menace du Front national ? » Ma belle-mère, qui ne vote pas parce qu’elle est étrangère, m’a dit : « Si tu ne votes pas pour toi, fais-le pour moi ! » Je mesure le poids de ma décision. Mais ma colère ne retombe pas. Le 21 avril 2002, on était sortis dans la rue pour se rassembler, échanger… Ce 23 avril 2017, l’absence de réaction m’a choqué. Idem en arrivant le lendemain dans mon collège, où 80 % des élèves sont d’origine étrangère et issus de milieux populaires. Seuls quelques élèves, en fin de journée, m’ont lancé : « On ne craint rien avec Marine Le Pen, nous sommes français. » Il s’est vraiment passé quelque chose ces quinze dernières années.

J’ai donc écrit un texte sur mon blog en expliquant pourquoi je n’irai pas voter. Les réactions me touchent, car elles me renvoient l’importance de mon métier. Mais elles ne me font pas changer d’avis : voici des années qu’on dénonce le racisme institutionnel. On a manifesté contre les violences policières, j’ai participé à un ouvrage collectif pour dire qu’il fallait laisser aux femmes la liberté de se voiler, et de se dévoiler… À quoi cela a-t-il servi ? La dérive islamophobe a gagné avant d’avoir vraiment gagné. Le racisme s’est banalisé. Alors je n’ai pas envie que Macron gagne avec un score de 70 % contre 30 %, ni de 60 %/40 %. Je veux qu’il soit mal élu, que les gens réalisent qu’on n’a pas attendu Marine Le Pen pour sombrer, que ceux qui ont voté pour lui dès le premier tour aient peur, et que lui et son équipe découvrent un peu l’humilité.

Croyez-vous à une victoire possible de Marine Le Pen ?

M. L. : Oui, et ça me fait peur. La dédiabolisation a bien fonctionné. On s’est acclimatés à un FN qui, officiellement, a gommé ses dehors fasciste, raciste, xénophobe et antisémite. Tous ceux qui travaillent sur le FN n’ont pourtant cessé de dire que ce lissage était un leurre. Ce parti n’a pas changé et représente un réel danger. Cela ne veut pas dire que l’ordolibéralisme de Macron n’est pas dangereux. Mais, avec le FN, on franchirait une ligne rouge en matière de racisme et de violences : à Lyon, à Paris, déjà, le GUD et l’Action française sortent du bois. La question importante est : quel espace de lutte ? Il y a eu une dynamique derrière la France insoumise, la gauche va se réorganiser, des groupes sociaux se sont sensibilisés, Nuit debout a eu des effets : cette force sera plus mobilisable dans l’ordolibéralisme de Macron que dans un fascisme à la Marine Le Pen. Plus elle fera un score élevé, et plus notre espace de lutte sera limité.

J.-R. K. : Je ne crois pas vraiment à une victoire de Marine Le Pen. J’ai peur aussi, bien sûr : plus de femmes voilées dans la rue, plus d’enfants sans papiers dans les écoles, a-t-elle écrit. À nous, profs d’histoire, il sera peut-être demandé de faire l’apologie de Vichy ou de je ne sais quelle vision révisionniste de l’histoire et de la décolonisation… Elle veut s’attaquer à la binationalité (je suis binational) et au droit du sol. Sur quantité de domaines qui font ce que je suis, ma vie va radicalement changer si le FN passe. Mais les gens ne semblent pas avoir réalisé la violence de ces deux dernières années. Nos libertés ont déjà rétréci. Voter Macron au second tour, ça vaut validation du gouvernement Hollande. C’est difficile d’expliquer ça à ceux qui ne sont pas dans les luttes. Mon abstention s’adresse à tous ceux qui sont dans le déni. C’est vrai, le FN aura plus de légitimité avec un gros score. Mais il faudra aussi prendre en compte l’abstention : si on passe de 10 à 15 millions d’abstentionnistes, on ne pourra pas faire comme si de rien n’était.

M. L. : Il y a eu une diffusion par capillarité des idées du FN. Et le gouvernement Hollande a pris des mesures autoritaires, à l’opposé des libertés publiques. Mais ça n’est pas parce que des arguments d’une droite fasciste ont été récupérés que cela gomme les dangers du modèle original. En outre, l’abstention est différentielle et en défaveur du vote Macron, ce qui fait monter le score FN. Il va falloir que des gens de notre camp aillent voter Macron.

On entend : « Si Marine Le Pen passait, elle n’aurait pas de majorité. » Quels sont les pouvoirs d’un Président sous la Ve République avec et sans majorité ?

J.-R. K. : Ces deux ans d’état d’urgence ont mis en place un arsenal sécuritaire. L’affaire Adama Traoré le montre : les prémices d’un État autoritaire sont déjà installées. Marine Le Pen n’aura qu’à se servir.

M. L. : Gros problème de la Ve République : l’article 16 de notre Constitution est extrêmement dangereux. Si Marine Le Pen le saisit, elle pourra faire ce qu’elle veut. Ensuite, la Ve est une monarchie présidentielle, elle est le fait du prince, si les cohabitations précédentes ont fonctionné, c’est parce que François Mitterrand et Jacques Chirac les ont respectées. Mais rien ne les y contraignait vraiment. Notre Constitution attribue au président de la République des pouvoirs considérables, sans majorité dans quantité de domaines : il nomme les préfets, les recteurs, les juges… C’est bien pour ça que Marine Le Pen n’a jamais défendu de révision constitutionnelle.

À lire aussi >> La Constitution nous protège de Le Pen, mais…

Dans ce contexte, comment envisagez-vous les législatives ?

J.-R. K. : Je vais m’investir personnellement : j’ai contacté les candidats communistes et la France insoumise de ma circonscription pour leur dire que s’ils se mettaient d’accord, je mettrais toute ma force dans la bataille. Si on regarde les chiffres, ils sont quand même très encourageants dans un certain nombre de circonscriptions. S’abstenir au second tour ne veut pas dire s’abstenir au troisième.

M. L. : On va tout faire pour emporter ce troisième tour, mais le danger, c’est la droite. On peut relire Les Sauvages, politique-fiction de Sabri Louatah, où un candidat socialiste kabyle est l’objet d’une tentative d’assassinat le soir de son élection. Le coup a été préparé par un groupuscule qui relève d’une alliance entre la droite républicaine et le FN. Aujourd’hui, de nombreux républicains sont passés du côté obscur de la force. Par ailleurs, les Français avaient envie de voter à droite. La carbonisation de Fillon nous a sauvés d’un second tour Fillon-Le Pen, mais a laissé de la place pour Macron. Je crains qu’avec cette dynamique frustrée et des divisions délétères à gauche, on ne se retrouve avec une chambre bleu horizon.

J.-R. K. : On ne sait pas comment le paysage va se recomposer. Emmanuel Macron a provoqué des explosions malsaines. Pure création du système, il défend une politique ni droite ni gauche purement opportuniste. Président, que fera-t-il ? Avec qui mènera-t-il sa politique ?

Le « risque fasciste » ne fait plus peur. Quelles sont les limites de la République ?

J.-R. K. : Donald Trump achève ses cent jours. Qu’a-t-il fait réellement ? S’il a lancé des missiles sur la Syrie, son projet de mur à la frontière mexicaine a été bloqué, ses mesures anti-immigration ont provoqué des mouvements de résistance dans certaines villes, on parle même d’une destitution à venir… Les Américains, qui manifestent peu d’habitude, se mobilisent énormément. La même chose peut arriver en France. Dans un quartier populaire, des gens qui ne votent pas m’ont dit : « Si Marine Le Pen est élue, ce sera les émeutes de 2005 puissance 10 ». Ils n’ont peur de rien, ils sont prêts à en découdre.

M. L. : Mais ce sera interprété comme des émeutes de « racailles », pas comme des mouvements sociaux ! La réaction sera matée. Et de nombreux cadres intermédiaires laisseront faire… Ces 23 avril et 1er mai 2017 étaient sans commune mesure avec 2002. Il ne faut pas surestimer les possibles mouvements sociaux, que je soutiens beaucoup par ailleurs : en situation de dictature, il faut un courage énorme pour résister, y compris physiquement. Après la mort de Rémi Fraisse, on était à peine 2 000 sur la place de l’Hôtel-de-Ville à Paris. Quelque chose est mort. Cela peut renaître, Nuit debout et la France insoumise ont réveillé des espoirs… Mais même l’affaire Traoré déclenche peu de réactions en comparaison de celle de Malik Oussekine.

J.-R. K. : J’ai vécu de très près la révolution en Tunisie. Les gens ne vont pas rester dans leur salon. Je ne me vois pas dans un pays qui ne réagit pas.

M. L. : Il y a plusieurs républiques : la république libérale et la république sociale. Le FN se situe hors de ce champ car il renie le socle « liberté, égalité, fraternité ». On ne peut pas être xénophobe et républicain, contre les libertés et républicain, révisionniste et républicain. Macron adhère à la république libérale, qui n’est pas la sociale, à laquelle je suis favorable. Le front actuel n’est donc pas « républicain », il est « anti-fasciste ». Pendant la Restauration, les républicains se sont alliés avec les libéraux, soit les Montagnards avec les Girondins. C’était contre-nature, mais ils l’ont fait pour lutter contre Charles X. Quand les libéraux sont arrivés au pouvoir, les républicains ont eu l’espace qui leur a permis de préparer la révolution de 1848. Il faut savoir attendre. La seule chose urgente, c’est de se donner la possibilité de construire la suite, c’est-à-dire une opposition, et l’espace pour le faire.

J.-R. K. : Moi je n’ai pas envie de faire front avec la république libérale d’Emmanuel Macron ! Il n’a pas entamé sa campagne de second tour en se disant que ça n’était pas gagné d’avance. Il aurait au moins pu faire un mouvement vers les électeurs de gauche. Je me suis battu, je me bats, je travaille au corps ceux qui peuvent voter Le Pen. Si elle gagne, que personne ne vienne me dire que c’est de ma faute, surtout s’il a voté Macron dès le premier tour.

« Il vaut mieux Marine Le Pen aujourd’hui que dans cinq ans, fortifiée par un mandat Macron. » Cet argument est-il recevable ?

J.-R. K. : Marine Le Pen l’a dit : « Emmanuel Macron est mon adversaire idéal. » Les problèmes qui ont fait grimper le FN ne seront pas réglés dans cinq ans. Le PS a explosé, la gauche est divisée… Je crois en effet qu’avec Emmanuel Macron, on repousse l’échéance.

M. L. : Repousser l’échéance, c’est se donner une chance. Vous préférez un cancer maintenant ou dans cinq ans ? Il faut d’abord éliminer la menace la plus immédiate, pour régler son compte à l’autre après.

Pour certains, on aurait le choix entre un programme social et le parti des banques. Qu’en pensez-vous ?

J.-R. K. : Il se dit que le FN a un programme plus social qu’En marche !. Mais c’est de la parade populiste ! Marine Le Pen n’est restée que quinze minutes avec les Whirlpool : elle a dénigré la souffrance des ouvriers et a parlé de laisser cette entreprise étrangère ouverte, alors qu’elle défend la fermeture des frontières. C’est totalement contradictoire.

M. L. : Au Parlement européen, Marine Le Pen vote en faveur des propositions les plus libérales. Le programme économique du FN, même anti-européen, est un programme capitaliste, comme celui d’Emmanuel Macron. C’est « ET patrie ET patron », a écrit une tweeteuse. Avec le FN, on aura la même misère sociale, les ouvriers resteront sous domination, on franchira une étape en matière de racisme institutionnalisé, Marine Le Pen aura les moyens de transformer ce qui reste de la République en quelque chose qui ne le sera plus : la catastrophe complète.

L’abstention peut-elle passer pour une position « classe moyenne blanche qui n’est pas en première ligne face au FN » ?

J.-R. K. : Si Marine Le Pen est élue, ce sont les sans-papiers et les ouvriers étrangers qui vont déguster les premiers. Mais les fils d’immigrés de deuxième ou troisième génération se sentent moins dans son viseur. Pour ma part, j’étais dans les cortèges du 1er-Mai contre le FN…

M. L. : Les lycéens sont très « ni Le Pen ni Macron ». Mais j’en connais un qui doute parce que ses amis d’origine algérienne lui ont jeté : « Tu te rends compte de ce qui va nous arriver si Le Pen passe ? » Il faut éviter de sédimenter des positions avec des invectives. Le temps compte… Je connais des abstentionnistes de 2002 qui vont aller voter contre Le Pen. Combien vont se décider devant les urnes ? Macron ne réconcilie personne, mais je suis optimiste : quand il faudra se rassembler à gauche, on trouvera le chemin.

J.-R. K. : Moi aussi j’ai confiance en cela.

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