Les énergies vertes à maturité

Pour la première fois, des parcs éoliens en mer vont être construits sans l’aide de subventions, au large de l’Allemagne. Et, par endroits, le photovoltaïque devient lui aussi compétitif.

Patrick Piro  • 24 mai 2017 abonné·es
Les énergies vertes à maturité
© photo : Remko de Waal/ANP/AFP

C’est dans un langage ému que la Bundesnetzagentur commentait, le 13 avril, le résultat de son premier appel d’offres pour des parcs éoliens en mer du Nord. Une surprise de taille pour l’Agence fédérale allemande des réseaux : trois des quatre projets retenus ne demandaient aucune subvention, première mondiale pour cette filière. L’électricité produite par les 1 490 mégawatts (MW) de capacité de ces installations (voir encadré), portées par les énergéticiens Dong et EnBW, sera donc vendue au prix du marché – 29 euros en moyenne par mégawattheure (€/MWh) l’an dernier en Allemagne.

« Cette performance dépasse de très loin nos espérances, a commenté Jochen Homann, président de l’agence. L’éolien maritime démontre radicalement qu’il a atteint le seuil de la compétitivité. » Pour mesurer la rupture, précisons que le précédent record datait de novembre 2016 : un appel d’offres remporté au Danemark avec un prix (fixe) de 49,90 €/MWh.

Vu de Paris, c’est une autre planète. Il a fallu attendre 2012 pour voir attribués cinq premiers parcs éoliens au large de nos côtes (Manche et Atlantique), à des prix (fixes) compris entre 180 et 200 €/MWh. Alors qu’ils sont toujours en attente de financement, une quarantaine sont déjà en activité ou en construction en mer du Nord.

Des ordres de grandeur

Un réacteur nucléaire (environ 1 000 MW) fonctionne 75 % du temps à pleine puissance. Pour fournir la même énergie pendant un an, en raison surtout de l’intermittence des sources, il faut théoriquement 1 900 MW en éolien maritime et 3 700 MW à 7 500 MW en solaire photovoltaïque, selon le niveau d’ensoleillement des sites.

Si la France doit largement son retard à l’hégémonie du nucléaire, qui couvre 75 % de la production électrique nationale et entrave le développement des énergies renouvelables, la mer du Nord, site de prédilection pour la filière dans le monde, a l’avantage d’une faible profondeur sur une très large étendue. Les éoliennes reposent sur une trentaine de mètres de fond au maximum. « Les fondations y sont moins onéreuses, au point que l’on prévoit des parcs rentables jusqu’à près de 100 kilomètres des côtes, ce que ne permet pas le littoral français, bien plus abrupt », souligne Marion Lettry, déléguée générale adjointe du Syndicat des énergies renouvelables (SER).

Certes, en France, le coût de raccordement de ces centrales est à la charge des constructeurs, alors qu’en Allemagne il est financé par les distributeurs d’électricité. Mais cet allégement, d’environ 10 à 20 €/MWh, n’atténue guère la stupéfaction provoquée par ces parcs « zéro subvention » : il y a un an à peine, un groupe européen d’acteurs majeurs de la filière se montrait confiant dans sa capacité d’atteindre d’ici à 2025 un prix de 80 €/MWh, raccordement compris, objectif alors audacieux !

« Nous décortiquons ces projets afin de comprendre comment les promoteurs de ces parcs sont parvenus à une telle performance. Chaque nouvelle annonce ou presque prend de court les projections les plus optimistes – vitesse de baisse des coûts, volume des parcs, etc. », reconnaît Marion Lettry.

Les coûts de production moyens de l’électricité éolienne et solaire pourraient baisser de 26 à 59 % d’ici à 2025, estimait l’an dernier l’Agence internationale de l’énergie renouvelable (Irena). Signe de confiance dans cette marche triomphale, Dong prévoit de gréer les parcs attribués par la Bundesnetzagentur avec des éoliennes de 13 à 15 MW de puissance, inexistantes à ce jour (le record est actuellement de 9 MW), « mais qui, selon l’énergéticien, devraient être disponibles sur le marché en 2024 », horizon prévu pour la mise en service.

Alors que Gemini (le plus gros parc actuel en mer du Nord) a mis en service début mai 150 éoliennes de 4 MW au large des Pays-Bas, le pays étudie, avec l’Allemagne et le Danemark, le projet d’une énorme centrale de 7 000 éoliennes maritimes. De quoi couvrir la demande de 80 millions de personnes ! Ce gigantisme, envisageable en raison d’un éloignement qui réduit les nuisances, est prometteur d’une belle rentabilité par effet d’échelle, mais grâce aussi à la qualité du vent, plus fort et régulier que sur terre.

L’électricité solaire, l’autre filière renouvelable à l’essor fulgurant, suit une trajectoire similaire. « Là aussi, toutes les prospectives sont dépassées, y compris les plus volontaristes issues des milieux écolos », confirme Xavier Daval, président de l’opérateur français Kilowattsol. Début mai, dans l’État du Rajasthan indien, une centrale photovoltaïque au sol de 500 MW affichait un prix de vente de son électricité équivalant à 34 €/MWh, « marge du producteur comprise ».

Traduction locale de Jasmeet Khurana, consultant du cabinet Bridge to India, spécialisé dans les énergies renouvelables : cette technologie, tenue pour durablement marginale il y a une décennie car encore très onéreuse, « est désormais tombée au-dessous du niveau moyen des énergies sur le marché », en explosant le point de résistance des 42 €/MWh. Le marché avait déjà fait état d’un « choc » avec la signature d’une centrale solaire à 46 €/MWh en février dernier dans l’État du Madhya Pradesh…

En Europe, l’Espagne prépare un appel d’offres pour la construction de centrales électriques sans subventions, observe Xavier Daval. « Les pouvoirs publics considèrent donc que de grandes centrales solaires, par exemple, ne sont plus défavorisées par un manque de maturité face à d’autres technologies ». Le Portugal a fait de même il y a un an, et la plus grande centrale solaire européenne « zéro subvention » (200 MW) est en cours de construction.

Le Chili a été pionnier en la matière dès 2015, et un rapport du cabinet Alcimed estimait alors que l’électricité photovoltaïque était déjà concurrentielle dans une quinzaine de pays dans le monde. Certes, les Andes bénéficient d’un ensoleillement important. « Mais l’écart d’irradiation entre les zones les plus peuplées de la planète ne dépasse pas un facteur 3, relève Xavier Daval. Ce n’est pas un handicap majeur pour la pénétration de cette énergie, alors que, pour les autres grandes ressources – pétrole, charbon, gaz et même vent –, les disparités de répartition sont bien plus importantes. »

Le seuil de la compétitivité, si frappant soit-il, ne marque cependant pas exactement la frontière qui inciterait les investisseurs à basculer. Car les aides financières dont les renouvelables s’émancipent s’accompagnaient généralement de contrats d’achat de l’électricité d’une vingtaine d’années et garantis par l’État, « une sécurité de poids pour décrocher des prêts, indispensables pour l’éolien et le photovoltaïque, qui nécessitent des investissements lourds », souligne Xavier Daval. Cependant, le vent et le soleil sont ensuite fournis « gratuitement » pendant toute la durée de vie des installations : cette visibilité à long terme va constituer un attrait croissant pour les financiers, alors que les énergies fossiles seront pénalisées par un niveau d’incertitude croissant – raréfaction, coût de production, taxation des émissions de CO2, réglementations climatiques…

Des signes de commutation sont déjà visibles, tel le mouvement international de désinvestissement des projets charbonniers, poussé par le monde associatif. L’an dernier, 55 % des capacités de production d’électricité nouvellement installées dans le monde tournaient aux énergies vertes. Certes, les centrales fossiles dominent toujours le parc mondial, avec près des deux tiers des installations, mais les renouvelables, éolien et photovoltaïque en tête, grimpent inexorablement, passant de 10,3 % à 11,3 % dans la production mondiale entre 2015 et 2016.

Écologie
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