Mélenchon : Ce qu’il veut (vraiment)

Après son bon score à la présidentielle, le candidat de La France insoumise entend unifier la gauche sous la houlette de son mouvement. Même s’il en coûte du sang et des larmes.

Pauline Graulle  • 17 mai 2017 abonné·es
Mélenchon : Ce qu’il veut (vraiment)
© photo : Gerard Bottino/Citizenside/AFP

Du point de vue de l’électeur « banalement » de gauche, l’attitude de Jean-Luc Mélenchon, ces dernières semaines, a de quoi interroger. Son discours sinistre au soir du premier tour de la présidentielle, son refus d’appeler clairement à un vote barrage contre Marine Le Pen, son attitude franchement hostile à l’égard de son ancien allié communiste. Et maintenant sa candidature aux législatives en face d’un candidat socialiste – certes, pas un « frondeur », mais tout de même – dans la 4e circonscription de Marseille…

Depuis sa défaite au premier tour, le candidat aux 7 millions d’électeurs a redoublé d’agressivité. Non pas tant à l’égard de la droite, du Front national, ou même d’Emmanuel Macron, que vis-à-vis du PCF et, surtout, des socialistes « macronisés ». Des « crevards » à qui il réservait un bouquet final d’invectives lors de son discours clôturant le grand raout de samedi dernier à Villejuif, devant les candidats à la députation investis par La France insoumise (FI).

Alors, à quoi joue Mélenchon ? Quoi qu’en disent nombre d’observateurs de la vie politique, les vieilles rancœurs contre le parti qu’il essaya, en vain, de « gauchir » pendant trente ans, ou le caractère réputé volcanique du candidat, sont loin d’expliquer ce bruit et cette fureur. En « homme méthodique », l’ancien trotskiste poursuit une stratégie tout à fait claire : « Je ne veux pas affaiblir le PS, je veux le remplacer », lançait-il la semaine dernière devant des journalistes. Traduisez : faire de la FI le nouveau parti hégémonique à gauche.

Tel un éléphant dans un magasin de porcelaines, Jean-Luc Mélenchon a donc décidé de casser, méthodiquement, tous les codes traditionnels – certes, déjà bien fragiles – de la social-démocratie à la française. « Jean-Luc est intimement persuadé qu’il peut monter sur la table et tout renverser », dit un proche. Fini le front républicain. Fini l’appel au « rassemblement ». Fini les « bidouilles d’appareils ». « Il n’a pas tort de considérer que l’unité et les accords d’appareils ne sont plus le sésame, constate Clémentine Autain, porte-parole d’Ensemble !. On l’a vu lors de cette présidentielle : le candidat du rassemblement PS-Verts a fait 6,5 % alors que lui a frôlé le second tour. Il a bousculé nos routines, il a rendu la gauche radicale conquérante et joyeuse. »

Lassé des « frondes » perdantes, des statu quo et des lourdeurs d’appareils, Mélenchon ne croit plus désormais qu’à la rupture. Une rupture (toute gramscienne) avec « l’ancien monde » des partis et de « la soupe aux sigles ». Le monde des « alliances tuyaux de poêle » entre le PS et un PCF relégué depuis belle lurette au rang de satellite – de plus en plus pâlichon – du parti d’Épinay. Le mot « gauche », pense-t-il, a été si sali par le quinquennat Hollande qu’il s’est vidé de sa substance. D’où son ambition de politiser les foules autrement. Suivant les préceptes de la philosophe Chantal Mouffe, il a remplacé le clivage gauche-droite par celui entre « le peuple » et « l’oligarchie ». Et pour porter ce « populisme de gauche » (lire encadré), il brandit le « drapeau sans tache » de la FI. Ce parti-mouvement créé l’an dernier sur les cendres encore fumantes du Front de gauche, et taillé sur mesure pour sa personne.

Mise en scène

Chez les start-upers de la Silicon Valley, cela s’appelle la « disruption ». Une technique -d’innovation qui consiste à rompre avec l’existant – et non plus seulement à optimiser ce qui existe déjà. L’« innovation destructrice », il y a de ça chez Jean-Luc Mélenchon – même s’il ne le dit pas en ces termes. « Sa stratégie, c’est celle de la terre brûlée », souligne quelqu’un qui le suit depuis longtemps. Une stratégie qu’il ne cesse d’ailleurs de mettre en scène pour ces législatives. Au travers de sa candidature à Marseille contre un socialiste sortant. Faute d’accord avec le PCF, ses plus proches lieutenants croiseront eux aussi le fer avec des communistes : Alexis Corbière contre l’adjoint au maire de Montreuil (93), Charlotte Girard contre le maire de Grigny (91), Éric Coquerel contre l’opposant communiste au maire LR de Saint-Ouen (93)…

Populisme de gauche et populisme de droite

Le populisme, dont se réclame Jean-Luc Mélenchon, est un concept parfois flottant. Autrement dit, une notion incertaine qui donne lieu à des interprétations abusives. Dans un ouvrage récent, le politiste allemand Jan-Werner Müller risque tout de même quelques définitions. « Les populistes, écrit-il, considèrent que des élites immorales, corrompues et parasitaires viennent constamment s’opposer à un peuple envisagé comme homogène et moralement pur » (Qu’est-ce que le populisme ?, Jan-Werner Müller, Premier Parallèle, 2016.).

Müller opère évidemment une distinction capitale entre populismes de droite et de gauche. Le premier, dit-il, met en équivalence le « peuple ordinaire » et « le seul véritable peuple ». Entendre par là un peuple d’origine, fantasmé, ou « de souche ». Référence plus ou moins explicite à l’ethnicité. À l’opposé de cette conception, la politiste Chantal Mouffe, favorable à la construction d’un populisme de gauche, rejette ce « qui exclut » et qui, « de fait, est raciste ». Mais Müller distingue tout de même des traits communs qui font du populisme une catégorie spécifique, comme la revendication d’un « monopole » de la représentation du peuple. D’où cette affirmation que le populisme n’est « pas seulement anti-élitaire, il est aussi anti-pluraliste ». Müller brosse le portrait du leader ou « porte-voix » : une personnalité qui fait « forte impression » et qui peut prétendre à une identification au peuple. Il cite l’incontournable exemple vénézuélien. « Chavez est le peuple ! », affirmaient les tracts électoraux, ajoutant même à l’adresse de l’électeur : « Toi aussi, tu es Chavez ! » Faisons tout de même la part de la tradition lyrique latino-américaine.

L’affaire irrite évidemment place du Colonel-Fabien, où l’on déplore une situation « totalement contradictoire avec l’objectif affiché d’élire une nouvelle majorité capable de refuser les injonctions d’alignement du nouveau Président ». Chez les Verts aussi, on regrette qu’« en choisissant de ne discuter avec personne, Mélenchon garantisse à la gauche écologiste de faire de la figuration – et c’est voulu », grince Julien Bayou, porte-parole d’EELV et candidat à Paris.

Même certains insoumis ne digèrent pas cet échec cuisant des négociations entre le PCF et le FI et ce qui s’annonce : une guerre fratricide les 11 et 18 juin. Mais Jean-Luc Mélenchon semble n’en avoir cure. Il demande qu’on le croie sur parole : la dynamique non unitaire qui lui a profité à la présidentielle « va se reproduire » aux législatives. Et puis il a d’autres plans en tête : d’abord, la recomposition à marche forcée d’une gauche plus affaiblie et balkanisée que jamais. Pour le communiste Pascal Savoldelli, il devrait pourtant moins s’agir de balkanisation que de « pluralisme » : « La gauche sociale est diverse dans ce pays, c’est ce qui fait sa force, pas d’éradiquer toutes les différences ! » Puis : « Contrairement à ce que Mélenchon raconte sur une possible cohabitation [à l’Assemblée nationale, NDLR]_, quelques victoires aux législatives lui suffisent, dont la sienne, afin d’être en position de force pour phagocyter les autres formations de gauche et apparaître comme le seul à même de gagner en 2022 contre le FN. »_

Les considérations économiques pourraient aussi expliquer pourquoi le mouvement tient, contre vents et marées, à présenter un candidat insoumis dans quasiment toutes les circonscriptions lors de ces élections – les plus rémunératrices pour les partis. « Maintenant, l’heure est à consolider le mouvement, et cela passe forcément par des ressources financières », reconnaît un proche de la FI sous le sceau de l’anonymat.

Leader charismatique

L’avenir du mouvement, c’est l’un des enjeux principaux de la période qui s’ouvre. Comment continuer à faire vivre un collectif né il y a un an d’une plateforme Web, sans adhésions, sans structures intermédiaires – sinon des « groupes d’appui » locaux – quand on n’est plus en campagne ? Comment garder uni ce demi-million de personnes, dont beaucoup sont des primo-militants arrivés au militantisme par les vidéos YouTube de Jean-Luc Mélenchon ?

« C’est une question qui est dans beaucoup de têtes en ce moment, d’autant qu’on entre dans un cycle de deux ans sans élections », pointe Francis Parny, ancien cadre communiste rallié à la FI. Une question d’autant plus prégnante que Mélenchon, leader charismatique qui fait le liant entre tous ces « insoumis », n’est ni éternel ni duplicable à l’infini – contrairement à ce que pouvaient laisser penser ses hologrammes…

Alors, on réfléchit à structurer le mouvement sans pour autant le transformer en parti. « Il ne faut pas corseter, pas scléroser », plaide Francis Parny. Les mauvaises langues diront qu’une forme partidaire ferait éclore les contre-pouvoirs, ce que Mélenchon redoute. Quoi qu’il en soit, l’idée est d’organiser régulièrement des campagnes thématiques. De créer, peut-être, des « sous-groupes » politiques (transfuges socialistes, d’EELV, du PCF, du Parti de gauche…), histoire que les derniers ralliés conservent leur identité sans pour autant revenir au cartel de partis qui avait fait le lit du Front de gauche.

Un congrès serait organisé bientôt, qui permettrait aussi d’élire ou de tirer au sort des cadres intermédiaires. « Aujourd’hui, les porte-parole de la FI n’ont été désignés par personne, ce qui est normal dans le temps de la campagne, mais bientôt on va devoir changer de fonctionnement », explique le coordinateur du Parti de gauche, Éric Coquerel. Lequel glisse au passage qu’il n’est pas impossible que des désistements aient lieu en faveur des candidats anti-Macron au second tour des législatives. Signe que la stratégie pourrait, à terme, s’assouplir ?

En attendant, Jean-Luc Mélenchon est surtout soucieux de ne pas perdre le précieux capital de ses électeurs issus des classes populaires, ex-abstentionnistes ou potentiellement FN-compatibles, qu’il a conquis à la force du poignet avec l’argument de la « cohérence ». D’où son refus d’appeler à voter clairement pour Macron dans l’entre-deux tours, « qui a été mieux compris dans les quartiers populaires que dans les cœurs de métropole », souligne Clémentine Autain.

La fin et les moyens

C’est que Jean-Luc Mélenchon n’est pas à l’abri de lâcher la proie pour l’ombre. Garder à ses côtés les classes populaires ? Très bien. Sauf que cela pourrait lui coûter cher du côté des classes moyennes, où l’on se reconnaît moins dans le « dégagisme » et la volonté continuelle de rupture avec l’ordre ancien. Combien sont-ils, ces électeurs, sympathisants socialistes, communistes, ou tout simplement « de gauche », qui ont voté Mélenchon à la présidentielle mais qui sont loin de lui être acquis ?

« Mélenchon confond la fin et les moyens. Contrairement à lui, je pense qu’on peut appliquer un programme de rupture, mais en s’appuyant sur le rassemblement », dit un proche de la FI. « On ne construit pas du neuf à partir de rien », ajoute un autre, qui s’inquiète de « la fragilité d’un rassemblement autour d’un seul homme. Ça marche pour une présidentielle, mais après ? »

Guillaume Balas, socialiste du premier cercle de Benoît Hamon, voit, lui, le verre à moitié vide. La quatrième place de Mélenchon au premier tour ? Un signe qu’« à part en Grèce la gauche radicale ne peut être majoritaire en Europe du fait de sa structure démographique et sociale. Résultat, poursuit-il, en refusant toute coalition, Mélenchon risque de condamner toute la gauche à rester pour longtemps dans l’opposition ». Un risque qu’il est, semble-t-il, plus que jamais prêt à prendre.