Réfugiés : retours forcés, la violence invisible

Arrivé du Soudan en France il y a quelques mois, Mohammed devait être expulsé par avion vers l’Italie au petit matin, jeudi 18 mai. Les éloignements forcés de ce type s’appuient sur des pratiques coercitives qui ne cessent d’empirer.

Maïa Courtois  • 23 mai 2017
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Réfugiés : retours forcés, la violence invisible

« Vous allez à Venise ? » Valise à la main, à deux pas du sas d’enregistrement, le voyageur regarde, derrière ses lunettes, la jeune femme qui vient de l’interpeller. Julie est arrivée dès 7h30 à l’aéroport de Roissy, avec un groupe d’une dizaine de personnes. Cafés dans une main, tracts dans l’autre, ils sont à la recherche des passagers du vol Air France de 9h40. Maintenant qu’elle en tient un, Julie se presse, d’une voix douce, le regard ancré dans celui de son interlocuteur : « La police veut forcer un réfugié à monter dans votre avion. Il s’appelle Mohammed, c’est un ami à nous, qui vient du Darfour. Ils vont l’expulser vers l’Italie, et après on ne sait pas ce qui se passera pour lui. Ils peuvent le renvoyer au Soudan, où il risque la mort. Nous, on ne peut pas monter dans l’avion, mais vous, vous pouvez refuser d’être complice. » L’homme écoute attentivement, acquiesce, prend un tract, mais s’en va sans rien promettre.

Mohammed ne voit rien de ce que font ses soutiens dans le hall de l’aéroport. Il est seulement en contact avec l’un d’eux, Mario, son professeur de français de l’association Welcome Nanterre et ami. « Mohammed est toujours en zone d’attente… il attend, et on attend », soupire Mario. La veille, à une heure du matin, le bénévole était encore en train d’envoyer des e-mails à des associations en Italie, pour contrer l’incertitude totale de ce qui pourrait se passer à l’arrivée. « Ça va être la roulette russe en Italie, on ne sait pas du tout s’il va être placé en centre de rétention avec un ticket pour Khartoum », s’emporte une de ses collègues.

© Politis

Derrière les larges sourires qui ponctuent chacune de ses phrases, Mario cache une grande fatigue. Mohammed, arrivé en France en août 2016, a intégré son association à partir de novembre. Il faisait partie des étudiants les plus motivés : en à peine quelques mois, il a progressé jusqu’au niveau A2 – de quoi tenir une conversation en français, et espérer s’inscrire à l’université dans un an. « Cette histoire me prend la tête, peut-être que je suis à bout », confiait Mario en début de semaine, dans une salle de cours de Nanterre où les soutiens s’étaient réunis pour organiser l’action à l’aéroport. « Ce sont encore des liens qui se brisent… » Mohammed a un jeune frère en France, enfermé en centre de rétention, comme l’était son aîné jusqu’à ce matin. Mario se souvient : « Il y a trois semaines, lors d’une précédente réunion, un migrant s’est levé et a demandé : “Qu’est-ce qu’il a fait de mal, Mohammed, pour être enfermé ?” Qu’est-ce que je pouvais lui répondre ? »

Mais ce matin-là, Mohammed n’est pas monté dans l’avion. C’était la première fois qu’on essayait de l’expulser : la première fois, un refus est généralement toléré. Depuis son centre de rétention du Mesnil-Amelot où la police l’a ramené, il raconte : « J’ai dit aux policiers : je n’irai nulle part. Ils m’ont menacé, ils m’ont dit “la prochaine fois tu as intérêt à faire attention, car tu y monteras, dans cet avion.” » À la deuxième tentative, la police recourt souvent à la force.

Les violences policières, loin des regards

Le soir-même à la bourse du travail se tient une réunion publique contre les expulsions forcées. Farhad prend la parole devant une salle pleine à craquer, qui écoute silencieusement son témoignage. Après s’être vu refuser sa demande d’asile en France, l’État a prévu pour le jeune homme un aller simple, via la Norvège, pour l’Afghanistan. Un pays qu’il a quitté sous la menace des talibans, parce qu’il y travaillait comme traducteur dans une commission chargée par les Nations unies et l’Union européenne d’organiser des élections libres.

La première fois à l’aéroport, comme Mohammed, il a refusé. La deuxième fois, la police lui a attaché les mains et les pieds. « Dans l’avion, j’ai dit aux policiers : je veux mourir ici, plutôt que de retourner en Norvège. J’ai appelé les passagers au secours. Les policiers m’ont mis un casque sur la tête, ils me répétaient de me taire. L’un d’eux m’a mis son avant-bras autour du cou, je n’avais plus d’air, et ils m’ont frappé au ventre. » Deux femmes ont commencé à protester. Le pilote, alerté, s’en est mêlé, et a exprimé son refus d’être complice. « En descendant de l’avion, j’avais la gorge sèche, j’ai demandé à boire. Le policier, une fois monté dans la voiture, m’a dit que je ne méritais pas la bouteille d’eau, parce que je n’avais pas pris le vol. Il l’a vidée sous mes yeux. » Pendant ce temps, toujours à l’abri des regards, un autre policier faisait pression du bras sur son épaule : « Je lui ai demandé de l’enlever parce que ça me faisait mal, et il m’a donné des coups de poing. » Farhad a porté plainte, certificat médical à l’appui, mais n’a jamais obtenu de suites.

« La police s’en fiche de nous car elle ne sait rien de qui nous sommes, de ce qu’est notre histoire », songe Mohammed. Lui est expulsable en Italie en raison de l’application du règlement de Dublin, qui oblige les personnes exilées à faire leur demande d’asile dans le premier pays où elles ont laissé leurs empreintes. Sauf que la prise d’empreintes est souvent à la merci de l’arbitraire policier. Mohammed se rappelle : « Je n’avais pas le choix. J’ai été emmené à l’intérieur du commissariat, il y avait beaucoup de policiers autour de moi, pas moyen de s’échapper. Très peu y arrivent. Si tu refuses de laisser tes empreintes, ils te battent. Un ami à moi a refusé et ils l’ont battu au niveau des parties génitales. » Un rapport d’Amnesty International daté du 3 novembre 2016 fait état des pratiques coercitives utilisées par la police italienne, pour répondre aux exigences de l’Union européenne. Il y est question de coups, de décharges électriques, d’humiliations sexuelles.

Politique du chiffre et de l’invisibilisation

« Les policiers font juste ce qu’ils ont à faire. Ils répondent aux ordres qui viennent d’en haut », résume tristement Mohammed. Des ordres qui normalisent ces recours à la violence et la coercition. Dans un rapport datant de 2007, à l’époque de Nicolas Sarkozy, la Cimade tirait la sonnette d’alarme : « Depuis 2003 (Nicolas Sarkozy était alors ministre de l’Intérieur)_, nous assistons à l’industrialisation du dispositif d’éloignement des étrangers en situation irrégulière._ » Elle y fustigeait les « quotas chiffrés d’expulsion, imposés annuellement à chaque préfecture ». En 2008, le gouvernement Sarkozy brandissait un objectif de 25 000 reconduites à la frontière. En 2015, sous la présidence Hollande, on en recense plus de 40 000. Dont 25 000 en outre-mer, où les accès aux recours juridiques sont extrêmement limités. David Rohi, responsable national rétentions à la Cimade, décrit une « continuité impressionnante » entre les gouvernements successifs, dans une « tendance très répressive, très coercitive ». Tout se passe comme si la politique du chiffre, fièrement affichée par Nicolas Sarkozy, était simplement rentrée sous la présidence Hollande dans les us et coutumes d’une administration « baignée pendant dix ans dans ces pratiques ».

Hier matin, un jeune homme afghan, pieds et poings liés et bâillonné, a été expulsé vers Stockholm, malgré la présence à Roissy d’une quinzaine de soutiens du collectif La Chapelle debout. À son arrivée, il a réussi à prendre la fuite, et vit désormais caché pour éviter son renvoi vers l’Afghanistan. Dans la même matinée, depuis le centre de rétention administrative du Mesnil-Amelot où Mohammed est toujours enfermé, c’est une famille entière qui a été emmenée à l’aéroport, pour être expulsée de force. L’information, relayée par la Cimade, fait état de trois enfants à bord. Elle est suivie d’un tweet amer : « Gérard Collomb et Emmanuel Macron sont bien partis pour battre le sombre record de leurs prédécesseurs ».

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