Artistes et migrants, l’empreinte du réel et de la tolérance

Depuis 2015, le collectif Art in the Jungle s’évertue à montrer que l’art peut être un créateur de liens et un outil d’intégration digne pour les migrants.

Vanina Delmas  • 6 juin 2017 abonné·es
Artistes et migrants, l’empreinte du réel et de la tolérance
Photo : Le collectif Art in the Jungle promeut l'art pour accueillir dignement les migrants.
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Les têtes des passants de la rue de Rivoli ne cessent de s’agiter entre les vitrines des boutiques à scruter, les monuments à admirer et les autres piétons à éviter. Mais au n° 59, les regards se fixent, d’abord en hauteur : la façade haussmannienne est régulièrement customisée au gré de l’inspiration des artistes de cet ancien squat. Puis, les curieux s’arrêtent, interpellés par la musique et les voix qui s’échappent de la galerie. Ils finissent par passer une tête, un pied, et entrent. Comme une mise en application de l’affiche collée sur la vitre clamant : « Briser les frontières ». Antonin Heck et Catherine Ursin, les commissaires de cette exposition politico-artistique, et le 59 Rivoli ont fait de même en faisant entrer le collectif Art in the Jungle et donc la question des réfugiés dans ce repaire de l’art contemporain parisien. _« Notre idée était de proposer une exposition et un workshop pour faire participer les réfugiés et les visiteurs. Beaucoup ne se sentent pas concernés par cette question de société, mais finissent par voir, entendre et prendre conscience de la réalité des choses », explique le plasticien Antonin Heck.

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Avant de déambuler sur les deux étages de l’exposition, les artistes présents proposent de s’emparer des feutres ou des pinceaux pour délivrer un mot d’accueil à l’intention des réfugiés, qui sera accroché sur L’Artbre réalisé par l’artiste Barkhane et les migrants du camps de La Chapelle à Paris. Une structure en bois complètement nue le premier jour mais qui s’est étoffée de feuilles au fil des jours. Comme le mur voisin qui a accueilli des affiches hautes en couleur de Karine Katatoo et en messages forts : « Résister c’est créer », « L’humain d’abord », « L’art est à nous »…

Né dans la jungle de Calais

Le mouvement perpétuel, incessant, est le liant de cette aventure artistique et humaine, née dans la jungle de Calais il y a deux ans. Corine Pagny, artiste peintre en région parisienne, rencontre Alpha, un peintre mauritanien, qui vit dans le bidonville depuis dix mois. C’est le déclic pour lancer un collectif : Art in the Jungle. Surtout qu’une école d’art s’ouvre au même moment et connaît un beau succès. « J’ai organisé une exposition devant la fameuse maison bleue d’Alpha en septembre 2015, avec ses œuvres et mes créations. J’avais diffusé un carton d’invitation que les gens ont pris au sérieux car certains l’ont même imprimé et apporté lors de l’événement alors que c’était évidemment ouvert à tous. Mais j’ai compris que certaines personnes avaient besoin d’un prétexte pour faire le premier pas et venir à la rencontre des migrants dans la jungle. L’art pouvait être un beau prétexte », raconte Corine Pagny.

Une expérience qu’elle renouvelle en décembre 2015, accompagnée de la cinquantaine d’artistes qui ont répondu présents à son appel notamment l’artiste urbain Ernest Pignon-Ernest. La seule consigne à respecter : les artistes viennent sur place et créent avec les migrants. Pendant quatre jours un parcours artistique se faufilait à travers les tentes et les maisons éphémères pour montrer le quotidien des exilés à Calais. Corine Pagny y retournait régulièrement, le coffre de la voiture chargé de matériel de dessin et de cerfs-volants sur lesquels elle avait peint des portraits de réfugiés devenus des amis ou qui ont péri lors d’une tentative de passage vers l’Angleterre.

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Le démantèlement du camp de Calais n’a pas découragé le collectif mais l’a obligé à se réinventer. Les artistes se rendent dans les camps de fortune parisiens, dans les associations d’accueil, comme le Baam ou Epitome, et dans les centres d’hébergement. Un pan de mur de l’exposition est dédié aux créations des réfugiés du centre d’accueil et d’orientation (CAO) de Croisilles, près d’Arras. Antonin Heck affirme :

Le temps du dessin, la confiance en l’être humain qu’ils ont souvent perdu durant les épreuves de leur voyage, renaît un peu. C’est un moment de tolérance. Et le nec plus ultra c’est quand un même dessin est réalisé par des exilés de nationalités différentes.

Antonin ne se considère pas comme un prof d’arts plastiques, mais il encourage les réfugiés à s’exprimer, à leur rythme, avec leurs (res)sentiments et leur propre culture. Dernière idée : leur donner des cartes de France sur lesquelles il peuvent laisser libre court à leur inspiration. Les mots PEACE et LOVE recouvrent ces cartes, ainsi qu’un paysage laissant deviner des maisons, des arbres, et des nuages. « C’est ma façon de faire apparaître la France, les Français en creux et de mettre les exilés en relief », décrypte-t-il. Car sous l’apparente naïveté de certaines formes d’art, se cristallise tout l’aspect politique lié à la question des réfugiés en France. L’ennui qu’ils éprouvent à longueur de journées en attendant des réponses administratives revient régulièrement dans les conversations. Les ateliers artistiques leur permettent un moment d’oublier leurs soucis, et de démontrer qu’un accueil digne ne se résume pas à un repas par jour. « L’idéal serait qu’il y ait un artiste associé à chaque centre d’accueil pour demandeurs d’asile (Cada) pour que les projets fleurissent sur tout le territoire, et même au-delà », glisse Corine Pagny, en rangeant les tubes de peintures.

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Garder une trace du vécu

De nouveaux lieux pour de nouvelles rencontres comme celle de Mohamed Nour Wana, qui signe deux poèmes bouleversants, sobrement intitulés Sans papiers et Adieu Maman. Pour le vernissage de l’exposition, le collectif l’a invité à déclamer ses vers. Quelques minutes auparavant, il a sympathisé avec le musicien Ferentz, qui lui a proposé de l’accompagner à la guitare. À 25 ans, Nour a toujours vécu dans l’exil. Né au Soudan, il a fui avec sa famille vers le Tchad où il a appris le français. Puis, ils rejoint la Libye mais les affrontements éclatent, et l’oblige à prendre la route vers l’Europe. « J’avais beaucoup de choses à dire, et comme je parle français, j’ai décidé de les écrire », souligne-t-il humblement avant de faire résonner ses mots dans la galerie. « Adieu ma pauvre maman / Moi qui n’ai pas eu le temps de comprendre que le destin, ce n’est pas l’homme qui le choisit, mais plutôt la vie qui le lui offre / Car ma liberté m’a coûté plus chère que ma vie / Je n’ai rien eu d’autre à donner que mon âme / Adieu maman, adieu mes rêves, adieu ma pauvre vie. »

Des mots et des images qui n’ont rien d’abstraits. Les photos prises devant le centre d’accueil parisien, porte de La Chapelle, par Daniel Bold, ancrent des visages en noir et blanc sur les termes « migrants », « campements », « évacuation » que répètent les médias à chaque action politique. À l’étage, une longue fresque de papier occupe tout l’espace du fond de la salle. Elle forme un couloir, un dédale, qui oblige à ne pas quitter des yeux les dessins, collages et mots de Laura Genz. En détaillant les écritures, on s’aperçoit que c’est une frise chronologique des évacuations de campements de migrants à Paris depuis celui du 2 juin 2015 sous le métro Stalingrad. « Une saison d’errance à Paris », vécue par la majorité des migrants passés par la capitale et des bénévoles d’associations ou de collectifs. Ces créations et productions servent tantôt de passe-temps, tantôt d’exutoire mais permettent de garder une trace concrète et positive de ceux que les pouvoirs publics français cherchent à longueur de temps à dénigrer et à rendre invisibles.

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Culture
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