« Nothingwood » : L’humour à l’afghane

Dans Nothingwood, Sonia Kronlund brosse le portrait libre et cocasse d’un réalisateur de films de série Z en Afghanistan, Salim Shaheen.

Annick Peigné-Giuly  • 14 juin 2017 abonné·es
« Nothingwood » : L’humour à l’afghane
© photo : DR

Voir des Afghans rire aux éclats. Depuis combien de temps n’était-ce pas arrivé ? Ce fut si saisissant que toute une salle cannoise a ovationné, émue aux larmes, la présentation du film de Sonia Kronlund à la Quinzaine des réalisateurs en mai dernier. Quarante ans d’images de conflits avaient fait oublier l’humour de ce peuple qui survit depuis quarante ans au chaos des coups d’État, des occupations, des guerres civiles, des talibans, des bombardements, des attentats…

En brossant le portrait du réalisateur afghan Salim Shaheen, Sonia Kronlund a su restaurer l’image d’un peuple dans sa complexité à la fois tragique et joyeuse. Histoire d’une rencontre qui est aussi une désopilante déclaration d’amour au cinéma.

Depuis dix-sept ans, la journaliste de France Culture sillonne l’Iran et l’Afghanistan pour réaliser des documentaires radio. « C’est Atiq Rahimi qui m’a parlé de Salim Shaheen, dit-elle. Une sorte d’Ed Wood afghan qui a réalisé plus de cent films depuis 1985, tournés souvent en quatre jours ! » Des films inspirés par ceux de Bollywood, bricolés avec « rien », d’où ce titre donné par Shaheen à son cinéma : Nothingwood. Des mélos chantés, dansés, avec bastons obligées Des films de série Z dont les gens du peuple sont les héros et qui font un carton en Afghanistan. Un cinéma né d’un rêve d’enfant, que Shaheen pratique sous les bombes avec le souci – hurlé à ses assistants – d’un vrai professionnel. « Plus fort que la mort ! », s’intitule l’un de ses films…

Sonia Kronlund s’est entourée d’un chef opérateur, Alexander Nanau (réalisateur du formidable Toto et ses sœurs), et d’un ingénieur du son, Mathieu Perrot. Un dispositif de cinéma courageux pour un film tourné dans un Afghanistan de tous les dangers. Ils ont suivi Shaheen sur l’un de ses tournages, jusqu’au cœur du pays, à Bamiyan. Là où les talibans ont fait sauter, en 2001, les trois gigantesques statues de Bouddha lovées dans la falaise.

« Vous aimez Salim Shaheen ou pas ?… Sous vos applaudissements ! » Dès sa descente de l’avion, Shaheen joue le bonimenteur devant une petite foule de militaires et de fans rieurs (souvent les mêmes). Un public attendri aussi pour Qurban Ali, son acteur fétiche, qui leur joue son numéro de « folle du désert ». Célèbre pour son personnage de « cousine » dans un reality-show où il se présentait en burqa poursuivi par des talibans, il questionne à sa manière la place des femmes en Afghanistan, que Shaheen a aussi à cœur.

Ce n’est pas pour autant que l’on verra les femmes ou les filles de Shaheen dans ce film. Une question d’honneur dans son clan, dans son quartier. « Ce serait une honte pour lui de montrer sa femme. » Qurban, lui, n’hésite pas. Et l’on voit madame Qurban Ali, en foulard mais le visage nu, légèrement gênée. « Je ne sais pas si, au fond, elle m’accepte désormais tel que je suis », dit son mari. Étonnante scène de famille qui expose avec candeur la complexité de la situation des femmes comme celle des homosexuels en Afghanistan.

Pour saisir avec justesse cette forme insolite de résistance artistique, Sonia Kronlund a évidemment pensé sa place de femme et de réalisatrice. Elle est de presque tous les plans, clope à la main, foulard rose sur ses cheveux blonds, ses yeux bleus rieurs fixés sur Salim. Une mise en scène qui souligne l’absence des femmes afghanes, que la coutume et la religion excluent de la vie et de l’image publiques, et donc de ce film.

C’est aussi une mise en scène de leurs rapports à eux deux, faits d’un jeu de séduction et de respect, mais aussi de défi face au danger, dont aucun n’est dupe. « Mister Sonia, tu es un homme ! », lui déclare Shaheen en guise de compliment. Elle enregistre, malicieuse. Elle sait que, dans cet invraisemblable paysage de guerre, elle a capté la vitalité d’un geste artistique. Et cite Robert Filliou : « L’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art. »

Nothingwood, Sonia Kronlund, 1 h 25.

Cinéma
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