Regards croisés sur le monde

Le politiste Bertrand Badie et le géographe Michel Foucher s’interrogent sur les retours du national et des nationalismes.

Denis Sieffert  • 28 juin 2017 abonné·es
Regards croisés sur le monde
© photo : ARNO BURGI/DPA/AFP

Allons-nous vers un monde néo-national ? Le spécialiste des relations internationales Bertrand Badie et le géographe Michel Foucher dialoguent autour de ce questionnement relancé par l’actualité de ces dernières années. Alors que l’on croyait la mondialisation inexorable, et le mouvement vers l’effacement des frontières irréversible, nous vivons depuis quelque temps ce que Bertrand Badie appelle « un retournement de l’histoire » qui se manifeste par une renaissance des « crispations identitaires ». On pense évidemment au Brexit, à Trump, à Poutine, à Erdogan. Jusqu’en Europe même, avec le raidissement des pays d’Europe de l’Est face au problème des migrants, et à la progression des populismes dans les pays occidentaux. Badie préfère parler d’un « état d’esprit » plutôt que d’une nouvelle « logique politique ». Une vague contestataire marquée par « l’identitarisme » plutôt que l’installation durable d’un néo-nationalisme. Michel Foucher conteste le lien entre ces événements. Il y voit surtout un monde « néo-national » et non « néo-nationaliste ». Lorsque Poutine manifeste la volonté de « coopérer sur un pied d’égalité avec Trump », c’est du patriotisme, analyse Foucher, et non du nationalisme. Quant au Brexit, il a amalgamé des populations trop différentes, entre travaillistes perdants de la mondialisation et extrême droite, pour que l’on puisse attendre une nouvelle idéologie transformatrice.

La question est évidemment de savoir si les nouvelles conflictualités engendrées par cette vague – appelons-la « néo-nationale » – peuvent résoudre les conflits créés par la mondialisation libérale, ou si, au contraire, elle les aggrave. Pour Michel Foucher, la _« p__osture néo-nationale_ _»_ est _«_ _facteur de conflit plus que de pacification_ ». Ce qui se vérifie à l’échelle internationale avec le désir de rétablir des zones d’influence sur la base de l’ethnos. Le géographe cite _«_ _la nouvelle Russie en Ukraine_ _»_. Cela se vérifie aussi _«_ _à l’échelle infra-étatique_ _»_. Il cite l’exemple kurde. Et plus généralement, le cas de minorités en recherche de sécurité ou même de survie dans des territoires restreints. Michel Foucher observe cependant que beaucoup de ces affirmations identitaires sont antérieures à la _«_ _vague néo-nationale_ _»_. Bertrand Badie note judicieusement que les conflits d’hier étaient des « _compétitions de puissance_ » et qu’ils sont devenus aujourd’hui des « _compétitions de faiblesse_ » liés à l’effondrement des États. Il cite le Yémen et la République centrafricaine. Bertrand Badie et Michel Foucher nous convient à un dialogue haut de gamme très informé sur l’évolution inquiétante de notre monde. Où l’on voit que les réactions nationalistes sont l’autre face de la mondialisation libérale, et les unilatéralismes d’aujourd’hui sont le plus souvent des réponses aux unilatéralismes d’hier des grandes puissances­.

Vers un monde néo-national ? Entretiens avec Gaïdz Minassian, CNRS Éditions, 200 p., 20 euros.

Idées
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