À Avignon, le calme entre deux tempêtes

L’ouverture du festival « in » offre une parenthèse onirique pour mieux penser l’époque. Avec ses réussites et ses déceptions.

Anaïs Heluin  • 12 juillet 2017 abonné·es
À Avignon, le calme entre deux tempêtes
© Photo : Christophe Raynaud de Lage

Antigone ne connaît pas les frontières. Après avoir inspiré plusieurs metteurs en scène du Moyen-Orient au lendemain des révolutions arabes, la révoltée mythique s’est installée dans la Cour d’honneur du Palais des papes dans une version japonaise. Celle de Satoshi Miyagi, déjà connu au Festival d’Avignon pour son adaptation du Mahâbhârata en 2014.

C’est donc sous le signe du dialogue des cultures que s’est ouverte la 71e édition du Festival. Et sous l’angle du rêve et de l’harmonie, rarement associés chez nous au texte de Sophocle. Une parenthèse de paix nécessaire pour penser la violence de l’époque. Et pour recevoir les spectacles avignonnais qui s’en font l’écho.

Sur un miroir d’eau dont les reflets dansent sur la façade du Palais des papes, une vingtaine d’hommes et de femmes vêtus de blanc semblent glisser. Comme dans le théâtre nô, une des traditions théâtrales dont s’inspire Miyagi. Un court prologue en français surprend par sa tonalité burlesque. Pendant cinq minutes, les comédiens font un effort de langage pour résumer la mort d’Étéocle et Polynice, l’injustice de Créon et la résistance d’Antigone, avant de s’effacer devant un passeur qui, sur son fin radeau, apporte lentement aux acteurs les accessoires dont ils auront besoin pour la représentation. Soit quelques perruques et autant de bâtons.

On assiste au dédoublement de chaque personnage en deux entités : l’une verbale, l’autre physique. Le mur du Palais des papes se fait aussi écran de théâtre d’ombres. Une fois ces codes de jeu mis en place, la suite n’est qu’un long rituel. Une succession de dialogues et de danses imprégnés des valeurs bouddhistes, qui, dans un lieu ayant représenté l’autorité chrétienne, résonnent comme un appel au calme et à l’ouverture.

Si l’intention est bien comprise, le résultat est plus mitigé. Sans lien particulier avec le récit qu’elle porte, la mise en scène du Japonais peine à toucher. Peut-être une approche plus radicale du rythme aurait-elle permis d’atteindre à une forme de méditation ; au lieu de quoi on se prend à regretter de ne pouvoir démêler tous les symboles déployés sur l’eau et la pierre.

Au cloître des Carmes, Sopro, de Tiago Rodrigues, est au diapason de la tranquillité d’Antigone. Dans un décor d’après-catastrophe – un théâtre en ruines où la nature commence à reprendre ses droits –, le metteur en scène portugais poursuit son travail sur la mémoire et le répertoire. Après l’excellent By Heart, où il invitait des spectateurs à apprendre un sonnet de Shakespeare en racontant des bribes d’histoire personnelle, il s’intéresse à un métier en voie de disparition : celui de souffleur. Employée au Théâtre national de Lisbonne lorsque Rodrigues en prend la direction en 2014, Cristina Vidal est en effet au centre du spectacle. Interprétés par cinq comédiens à qui elle souffle à vue toutes les répliques, ses souvenirs interrogent l’état actuel du théâtre. Ses moyens et ses ambitions.

« Dans un temps où, partout en Europe, la possibilité d’un théâtre à grande échelle, d’un théâtre de compagnie ou de répertoire, s’éteint parce que la légitimité des soutiens à la création est en danger », selon les mots de Tiago Rodrigues sur la feuille de salle, Sopro met en garde sans tomber dans la facilité. Comme dans Antigone, la paix qui règne sur scène est celle des accalmies. De l’entre-deux, où l’on se rappelle encore ce que l’on a perdu sans pouvoir prévoir ce qui nous attend.

D’une scène d’Antigone à un extrait de L’Avare en passant par diverses anecdotes de coulisses, Cristina Vidal et ses compagnons de scène nous engagent à décentrer notre regard sur le théâtre. Et c’est rafraîchissant. Dans son approche du répertoire, Tiago Rodrigues réussit donc là où échoue Satoshi Miyagi. Il fait rire et rêver tout en pointant ce qui chavire.

Jolie réussite aussi du côté du feuilleton théâtral très attendu de Christiane Taubira, On aura tout, présenté chaque midi dans l’écrin de verdure du jardin Ceccano. Le 8 juillet, jour du premier épisode, l’ancienne garde des Sceaux a réjoui un public venu nombreux avec une introduction de son cru. Mêlant ses mots à ceux d’Aimé Césaire, de Toni Morrison, de Léo Ferré ou d’Olympe de Gouges, elle a annoncé malicieusement avoir « cédé à ses penchants » pour le choix des thèmes abordés. « Les femmes d’abord, et de temps en temps le regard des hommes, idiots, condescendants et parfois perspicaces », a-t-elle ainsi lancé avant d’énumérer ses inquiétudes du moment.

Lus par des comédiens professionnels, des élèves du Conservatoire national d’art dramatique et des amateurs mis en scène par Anne-Laure Liégeois, les textes du premier montage étaient consacrés aux réfugiés : ceux d’aujourd’hui et ceux d’hier, toutes origines confondues. L’exercice fait penser à la fin de Fahrenheit 451, de Ray Bradbury : contre l’absurde et la brutalité du présent, les trésors littéraires passés et présents apparaissent comme les seuls secours.

On aura tout est ainsi un point de rencontre entre les deux types de rapport au présent qui cohabitent parmi les spectacles du festival. D’un côté, un retrait qui permet la pensée ou l’évasion. De l’autre, un traitement direct du présent ou d’un passé proche, dans Memories of Sarajevo et Dans les ruines d’Athènes du Birgit Ensemble, par exemple, et dans Unwanted de Dorothée Munyaneza sur le viol de guerre pendant le génocide rwandais. Des horizons tragiques mais prometteurs pour la suite du festival.

Théâtre
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