Le saturnisme, un mal social

En dépit de progrès sensibles, de nombreux logements vétustes recèlent encore des peintures et des canalisations au plomb, cause de la maladie qui affecte des milliers d’enfants précarisés.

Patrick Piro  • 5 juillet 2017 abonné·es
Le saturnisme, un mal social
© photo : JOEL SAGET/AFP

Marseille, avenue de la Méditerranée. Nicole Fresneda avise un petit immeuble d’habitation un peu plus dégradé que ses voisins. Le verre du portail d’entrée est crevé, des lambeaux de badigeon pendent dans la cage d’escalier. « J’ai toujours des bâtonnets de détection sur moi. » Elle frotte. Rien sur les parois. Mais, sur la conduite de gouttière, l’embout vire rapidement couleur vin : du plomb dans la peinture. Ce n’est pas une surprise pour elle. Chargée de l’évaluation et de la gestion des risques sanitaires aux Compagnons bâtisseurs Provence, association qui accompagne les familles défavorisées dans l’auto-rénovation de leur logement, elle est fréquemment intervenue dans les rues des Crottes et de la Cabucelle, ces quartiers Nord des XVe et XVIe arrondissements, où l’on compte nombre de logements vétustes et la plus importante population au RSA de la ville.

Un poison pour l’organisme

Les peintures au plomb sont interdites à la vente depuis 1949, mais elles ont continué à être utilisées dans la marine, car elles sont réputées pour leur très grande résistance. Le port jouxte ces quartiers, et l’on soupçonne que des pots se sont « échappés » à l’extérieur. Près de soixante-dix ans plus tard, ces revêtements persistent. Certes, ils ont généralement été recouverts depuis, mais l’absence d’entretien et l’humidité finissent par écailler les couches, relâchant le plomb. Nicole Fresneda désigne des indices sur les façades : volets borgnes, balustrades rouillées, balcon effrité, murs fissurés…

Inhalé dans la poussière ou ingéré à l’âge où les enfants portent tout à la bouche, le métal est un poison pour l’organisme. Il est aussi absorbé par l’eau potable issue de vieilles canalisations au plomb. Si les communes ont réalisé de gros efforts pour moderniser les réseaux d’adduction, le remplacement des derniers mètres, à l’intérieur des bâtiments, incombe aux propriétaires. Ils avaient jusqu’à fin 2013 pour se mettre en règle. Une enquête réalisée l’année précédente dans plus de 100 000 logements par l’École des hautes études en santé publique (EHESP) et le Centre scientifique et technique du bâtiment (CSTB) montrait que la teneur en plomb de l’eau du robinet dépassait encore en moyenne 10 microgrammes par litre (µg/l), valeur plafond fixée par la Commission européenne à compter du 1er janvier 2013.

À terme, l’intoxication chronique conduit au saturnisme, une maladie qui fait resurgir des images terribles du XIXe siècle : retard mental, troubles moteurs et digestifs, atonie ou agitation, baisse de fertilité, cancers et parfois la mort. Le plomb est alors très largement utilisé dans l’artisanat puis l’industrie, il le sera plus tard dans les carburants et les peintures. S’il existe des traitements drainant le métal hors de l’organisme, les séquelles de l’exposition sont irréversibles. Le saturnisme est même transmissible : le plomb peut rester stocké plus de vingt ans dans les os, puis être relâché lors d’une grossesse et traverser la barrière placentaire pour contaminer le fœtus. Les indicateurs se focalisent sur les jeunes enfants : avant l’âge de 6 ans, leur organisme est très sensible aux perturbations engendrées par le plomb.

Occultation sanitaire

Avec l’élimination progressive puis l’interdiction de l’essence au plomb (en 2000 pour la France), l’exposition générale de la population a cependant spectaculairement baissé, et le nombre d’intoxications avec. Une étude menée en 2010 par l’Institut national de veille sanitaire (INVS) estimait que le nombre d’enfants de 1 à 6 ans présentant un taux de plomb (plombémie) supérieur à 100 µg/l, seuil d’alerte alors en vigueur, était tombé à 4 500 contre 85 000 quinze ans plus tôt, laissant supposer que le saturnisme était en bonne voie d’éradication.

« Les autorités ont crié victoire, se souvient Françoise Fleury, médecin bénévole pour l’Association française des victimes du saturnisme (AFVS), à Paris. Mais les critiques ont été nombreuses. » Car des indices forts laissent soupçonner un leurre. Tout d’abord parce que l’habitat indigne est loin d’avoir disparu. En 2014, l’EHESP et le CSTB estimaient à 878 000 le nombre de logements contaminés au plomb, dont 170 000 abritant des jeunes enfants. À La Réunion, l’étude de l’INVS ne comptabilisait qu’un seul cas de plombémie supérieure à 100 µg/l. Mais « une campagne de dépistage test a révélé a posteriori près de 70 cas, rapporte Patrick Mony, président de l’AFVS. À quel niveau serait apparue la prévalence réelle si l’on avait fait de même sur tout le territoire français ? »

En outre, les spécialistes en conviennent désormais, il n’existe pas de dose seuil : le plomb est toxique dès le premier microgramme. En 2015, le seuil d’alerte a donc été divisé par deux, porté à 50 µg/l avec « vigilance » dès 25 µg/l. La pathologie étant classée « à déclaration obligatoire », on aurait dû constater une recrudescence des dépistages. Ce n’est pas le cas. Et comment expliquer que près des deux tiers des cas nationaux soient enregistrés dans l’est de Paris et en Seine-Saint-Denis ? La densité de logements indignes y est certes importante, mais le dépistage y est surtout plus actif qu’ailleurs, « en raison notamment d’une forte mobilisation des services de la Protection maternelle et infantile », souligne Françoise Fleury.

À l’hôpital Nord de Marseille, Rémi Laporte, médecin, montre les résultats de l’activité de la consultation « enfant-environnement », dont il est le responsable : alors que la courbe nationale d’incidence du saturnisme infantile affiche une imperturbable baisse depuis 1995, voilà qu’elle bondit brutalement dans les Bouches-du-Rhône à partir de 2012… date d’installation de la consultation. « La baisse du seuil d’alerte à 50 µg/l devait mécaniquement entraîner un triplement des cas, que nous avons bel et bien constaté ici. » L’AFVS estime qu’environ 70 000 personnes vivraient actuellement en France avec un taux de plomb dépassant le seuil de 50 µg/l.

Voilà planté le décor d’une vaste occultation sanitaire. « Avec la chasse au plomb dans l’environnement, le nombre d’intoxications aiguës a baissé, alors les médecins se sont démobilisés et pratiquent de moins en moins de dépistages », explique Patrick Mony. Le saturnisme est considéré comme une maladie du passé : les carnets de santé des jeunes enfants disposent bien de cases consacrées au repérage de situations suspectes, « mais elles sont rarement renseignées », relève Rémi Laporte. Et la pathologie est désormais très peu enseignée en médecine.

Cette absence d’attention est confortée par le fait que les symptômes des contaminations non aiguës sont peu spécifiques (douleurs, troubles du sommeil, excitation ou atonie, etc.), et peuvent être attribués à d’autres causes que le saturnisme. Alors, faut-il dépister systématiquement ? Aucun spécialiste ne le prône. « Cela nécessite une prise de sang, toujours délicate chez de jeunes enfants, indique Rémi Laporte. Et comme, dans une majorité de cas, on ne détecterait que de faibles niveaux, une telle campagne serait mal comprise du public. »

Pionnière, la consultation « enfant-environnement » a été dupliquée par l’agence régionale de santé (ARS) dans cinq autres localités de Provence-Alpes-Côte-d’Azur (Paca), et elle est régulièrement visitée par des confrères d’autres régions. Car, à Marseille, on a pris le problème par un tout autre bout. En 2008, l’ARS tique : les quelques cas de saturnisme qui lui sont signalés proviennent de quartiers défavorisés où l’on constate justement une recrudescence de maladies infantiles – coqueluche, rougeole, hépatite A –, signalant un mauvais état sanitaire général.

Problème de santé publique

« Nous sommes allés à la rencontre de ces familles aux urgences hospitalières, parce que c’est là qu’elles se rendent en priorité : les quartiers défavorisés manquent de généralistes et de pédiatres », relate Karine Hadji, ingénieure chargée d’études sanitaires à l’ARS Paca. Elle est à l’origine de la consultation « enfant-environnement ». Un enfant fait-il de l’asthme ? C’est que le logement est peut-être gagné par les moisissures. Habitat dégradé, donc. « La peinture se décolle sur les murs, madame ? »

Si la famille rechigne à faire état du délabrement de son habitat, Rémi Laporte utilise le truc d’un infirmier : demander aux enfants si des copains viennent à la maison. Si ce n’est pas le cas, on peut soupçonner que l’appartement n’est pas présentable. L’équipe y envoie alors une infirmière pour repérer s’il y a des sources de plomb. Les Compagnons bâtisseurs ont créé un guide visuel pour affiner la détection des familles à risque. Outre la dégradation des parties communes, l’attention peut être attirée par d’autre indices. Du linge qui sèche sur une barre métallique ancienne ou une poussette garée dans un couloir poussiéreux font des collecteurs à particules de plomb. La sur-occupation du logement ou un chauffage au bois génèrent beaucoup d’humidité intérieure. L’absence de point d’eau proche conduit les femmes à en stocker pour de futures lessives dans des bassines où elle peut se charger en poussière de plomb, etc.

La consultation « enfant-environnement » a identifié d’autres catégories très exposées. « Dans les bidonvilles, quand une famille est touchée, c’est souvent plus de la moitié des enfants qui sont intoxiqués, contre un quart au plus en immeuble », commente Rémi Laporte. Il s’agit souvent de familles roms vivant de ferraillage : les particules plombées se distribuent dans tout le foyer. Et puis il y a les enfants migrants primo-arrivants, au contact d’autres sources – khôl artisanal appliqué sur la peau, plats à tajine décoratifs utilisés en cuisine, où leur émail largue du plomb, etc. « L’opinion se représentait le saturnisme comme une maladie de pauvres, elle risque d’être vue comme une pathologie de migrants, relève Françoise Fleury, inquiète d’une stigmatisation rampante. On voit des médecins renvoyer ces familles à un prétendu manque d’hygiène, alors qu’il s’agit d’un problème de santé publique. » Préjugés à l’œuvre : Rémi Laporte cite le cas de ces enfants roms impeccablement mis lors des consultations, dont il est difficile de soupçonner qu’ils vivent dans des taudis contaminés.

La persistance de ces logements dangereux résiste à la multiplication des contraintes légales. Depuis 2008, tout vendeur ou bailleur doit fournir au futur occupant un constat de risque d’exposition au plomb (Crep). « Mais la loi est mal respectée : le Crep n’est pas toujours présenté », constate Nicole Fresneda, qui déplore sa faible capacité à agir parce que les parents redoutent de perdre leur logement s’ils se plaignent, surtout s’ils sont en situation irrégulière. « J’ai parfois les plus grandes difficultés à leur faire entendre qu’ils n’ont pas à accepter d’être traités en citoyens de seconde zone. »

De fait, si les traitements médicaux agissent assez vite, la seule mesure efficace à terme contre l’intoxication reste l’éloignement ou l’élimination de la source de plomb. Quand un cas de saturnisme infantile est signalé, le propriétaire du logement a l’obligation d’effectuer des travaux, sous peine de poursuites, et la famille doit être relogée temporairement par la préfecture. Karine Hadji loue l’action du procureur de la République de Marseille, qui a obtenu, en 2015 et 2016, la condamnation de deux propriétaires auteurs de fausses déclarations de travaux ou récalcitrants à les faire exécuter.

François Lafforgue, avocat parisien défenseur de plusieurs familles, déplore pourtant la lenteur des évolutions : « En dépit de quinze années de procédures gagnées, avec fautes caractérisées et indemnisation des enfants, le problème reste insuffisamment pris en considération. La loi reste trop peu souvent respectée par les bailleurs. »

C’est également vrai en milieu professionnel, ajoute la sociologue Annie Thébaud-Mony, spécialisée dans le domaine de la santé au travail. « Lors de travaux de démolition, il faut un diagnostic plomb complet du bâtiment. Encore faut-il qu’il soit communiqué aux exécutants, parfois répartis jusqu’à trois niveaux de sous-traitance ! Une enquête du ministère du Travail révélait en 2013 que 75 % des chantiers de désamiantage n’étaient pas aux normes : on peut soupçonner qu’il en est de même pour le plomb. Travailleurs ou populations défavorisées, les pouvoirs publics semblent considérer que, tant qu’il n’y a pas danger de mort immédiat, ces intoxications, pourtant irrémédiables, ne contribuent pas à construire des inégalités dans la société, par “perte de chance” dans la vie. Indemniser sans lutter résolument contre le risque est un genre de fatalisme qui rappelle l’attitude prévalant à la fin du XIXe siècle. » Le saturnisme, maladie d’une autre époque.

Société Santé
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