Les chemins de la liberté, de la paix, de la fierté…

Qu’elles soient devenues historiques ou non, les marches collectives restent un ingrédient déterminant dans la mobilisation des citoyens.

Vanina Delmas  • 26 juillet 2017 abonné·es
Les chemins de la liberté, de la paix, de la fierté…
photo : En Argentine, les Mères de la Place-de-Mai poursuivent leur ronde depuis quarante ans pour réclamer la vérité sur la disparition de leurs enfants.
© EITAN ABRAMOVICH/AFP

Au printemps 1930, les routes sinueuses de l’Inde voient défiler une frêle silhouette vêtue de blanc, un bâton de pèlerin à la main, suivie par des dizaines puis des centaines de personnes. Âgé de 61 ans, le Mahatma Gandhi s’est lancé dans une longue marche de protestation contre l’ordre imposé à l’Inde par l’empire britannique, pour extirper son peuple de cette soumission coloniale. Durant vingt-cinq jours, avalant plus de 380 kilomètres, Gandhi ne cesse de mettre un pied devant l’autre avec détermination, pour sensibiliser ceux qu’il croise à la nécessité de l’indépendance de leur pays et pour prôner la non-violence. Au bout de son périple, de leur périple, l’océan Indien : Gandhi s’avance, se baisse et cueille une poignée de sel au bord de l’eau. À cette époque, l’occupant britannique oblige les Indiens de toutes catégories sociales à payer un impôt sur le sel, rappelant la gabelle en France, sous l’Ancien Régime.

Larzac-Paris avec un bâton, et la victoire au bout

Vingt paysans du Larzac partent de la bergerie de la Banquière par un matin brumeux et froid, le 8 novembre 1978, et c’est une centaine de milliers de sympathisants qui arrivent le 2 décembre à la porte d’Italie, à Paris. Une cohorte s’en vient faire la fête au bois de Vincennes, accueillie à La Cartoucherie par Ariane Mnouchkine et au Centre universitaire de Vincennes par les étudiants et les enseignants, tenant une couverture remplie de pièces et de billets pour couvrir les frais de l’épopée. Une marche de 710 km affrontant la pluie, la neige et le froid. Des marcheurs sans cesse relayés et accueillis par la population, les élus et les militants des « comités Larzac ». Plus Paris se rapproche, plus nombreux sont les marcheurs, réunis par une « fraternité de la route » qui efface la fatigue. Inquiets, aussi, de l’accueil à venir : face à la marée humaine, le gouvernement a mobilisé 17 000 policiers. Ils ne pourront pas grand-chose contre cette force devenue silencieuse qui arpente les boulevards en frappant le bitume avec des bâtons. Une arrivée dont chacun se souviendra quand, trois ans plus tard, le projet d’extension du camp militaire du Larzac, annoncé en octobre 1971, sera officiellement abandonné. Claude-Marie Vadrot

Ce geste simple, touchant aux ressources naturelles et à la symbolique de l’oppression, est alors imité partout dans le pays, et la longue marche sème en chemin la graine de la désobéissance civile. Pour Max-Jean Zins, chercheur au Centre d’études de l’Inde et de l’Asie du Sud, Gandhi avait compris la puissance politique d’un tel déplacement collectif. « Il savait aussi que la marche, précisément parce qu’elle a valeur d’expérience pour tous ceux qui accompagnent le marcheur, le regardent ou songent à lui en pensant à ce qu’eux-mêmes pourraient accomplir s’ils se mettaient à suivre son exemple, ouvre toujours la possibilité d’un projet collectif original ou réel », analyse-t-il. Cette Marche du sel n’était donc ni une errance ni un pèlerinage, mais bien un acte politique majeur.

Sur le plan sémantique, l’historienne Danielle Tartakowsky établit une ­distinction entre manifestations et marches. Ces dernières s’inscrivent dans la durée, sur plusieurs kilomètres, et sortent de l’espace public classique. Les manifestations sont davantage dans l’instant présent et originellement liées à l’espace de travail, comme celles des mineurs à la fin du XIXe siècle ou celles des chômeurs des années 1930 en France. « Les marches expriment une souffrance, une revendication, une exigence de groupe qui ne s’inscrivent pas dans l’espace du travail, elles se situent donc hors des luttes sociales classiques, décrypte cette spécialiste des mouvements sociaux. Le mot “marche” renvoie plus souvent à une dimension éthique et à la notion de dignité. »

Les marches pour les droits civiques aux États-Unis dans les années 1960, les marches des fiertés pour le mouvement LGBT à partir de 1970, la Marche pour l’égalité et contre le racisme en 1983 en France, la Marche pour les sciences en 2017 ou encore la Marche pour la justice arrivée à Istanbul en juillet dernier, organisée par l’opposition au président Erdogan, sont autant d’exemples de corps collectifs avançant ensemble pour défendre des valeurs et des droits intrinsèquement liés à la condition humaine.

L’aspect universel des marches est lié à la dimension anthropologique, l’être humain étant doté à la fois d’une forte endurance et de la possibilité d’aller vers des environnements inconnus grâce à la marche et aux capacités ­cognitives qui y sont associées. « Nous sommes la seule espèce parmi les grands singes à s’être affranchie du monde des arbres, à s’être installée dans toutes sortes d’écosystèmes, explique Pascal Picq, paléoanthropologue et maître de conférences au Collège de France [1]. L’autre aspect important est lié aux représentations du monde qui se développent en même temps que le langage, même si on ne peut pas parler clairement de politique pour ces périodes lointaines. Mais, de par nos origines, la marche est liée au fait que l’homme s’est libéré des conditions écologiques immédiates, ce qui s’est transformé dans nos sociétés en quelque chose d’absolument essentiel pour bousculer, modifier des États sclérosés ou oppressifs. » Comme si l’instinct primaire de marcher reprenait le dessus, non plus seulement pour découvrir de nouveaux territoires, mais pour ­conquérir de nouveaux droits – ou préserver ceux déjà acquis.

Aux États-Unis, la marche appartient au répertoire d’action traditionnel des citoyens. « Nous ne défilons pas, nous marchons… Nous marchons vers la terre promise de la liberté », clame Martin Luther King lors des marches pour les droits civiques des Afro-Américains. Au-delà de la figure de proue que représente le pasteur, la force du mouvement réside dans sa propagation. Si la marche sur Washington en 1963 résonne plus fortement dans les mémoires, il ne faut pas oublier les autres, à commencer par celles de Selma à ­Montgomery, en 1965. D’ailleurs, ce mouvement de protestation contre la ségrégation raciale a connu un tournant décisif dix ans plus tôt, à Montgomery, déjà, lors du boycott des bus initié par Rosa Parks. Les Noirs américains marchent alors pour se rendre au travail pendant plus de trois cents jours.

Dans son Histoire de la marche [2], Antoine de Baecque met l’accent sur la marche comme passage à l’action : « La marche ­commence quand le temps des négociations et de la rhétorique est passé. La marche sociale permet au peuple d’avancer. » Dans tous les sens du terme. La longue marche de Mao, en 1934, était à l’origine une fuite, mais elle est devenue une marche militaire qui a forgé la Chine populaire, ainsi qu’un puissant catalyseur au sein de la gauche révolutionnaire, au-delà des frontières asiatiques.

Ce désir d’agir en marchant dépasse bien souvent les strates politiques institutionnelles, comme le souligne Danielle Tartakowsky, notamment en France. « Les manifestations, ou les marches contemporaines, sont des formes d’expression et d’action qui s’inscrivent dans le cadre d’un régime ou d’un système existants et qui essaient de construire un rapport de force dans la longue durée, explique-t-elle. En 1934 et 1968, le pays a connu deux crises politiques majeures commençant et se terminant dans la rue. Le premier exemple impliquant les ligues d’extrême droite, le second se situant à gauche de l’échiquier politique. Il est intéressant de constater que la manifestation de rue s’est alors imposée comme une modalité de régulation des crises politiques majeures : c’est assez exceptionnel. »

Une réaction quasi épidermique quand le désarroi est total. En 1983, la France connaît une vague de crimes racistes et le Front national fait une percée inquiétante aux élections municipales. À Vénissieux, le père Christian Delorme, le pasteur Jean Costil et la Cimade proposent aux jeunes du quartier des Minguettes d’entamer une longue marche à travers le pays pour revendiquer le droit de vote des étrangers et une carte de séjour de dix ans. La Marche pour l’égalité et contre le racisme s’élance de Marseille le 15 octobre dans l’indifférence générale, mais compte plus de 100 000 personnes lors de son arrivée à Paris, le 3 décembre.

Cette fois, pas de réel leader : c’est toute la deuxième génération d’immigrés qui mène la contestation et rassemble au gré des étapes. Une marche de colère pour s’émanciper d’un carcan social devenu trop étroit et dangereux, mais aussi du quotidien. « On a cassé les murs de notre prison, on est sortis de là, et rien que ce goût de liberté apporté par la marche, c’est énorme », dira Toumi Djaïdja, qui a participé à cette épopée en tant que président de l’association SOS Avenir Minguettes.

Le désir de réappropriation de l’espace, public ou non, ainsi que le sentiment d’égalité sur le bitume sont des ressorts communs à tous les êtres humains pour faire plier les pouvoirs en place, mais lorsque ces marches sont effectuées par des femmes et pour les droits des femmes, elles portent un message supplémentaire – qu’il s’agisse de celles se dirigeant vers Versailles en 1789, des suffragettes britanniques au début du XXe siècle ou des Mères de la Place-de-Mai en Argentine, qui poursuivent leur ronde depuis quarante ans pour réclamer la vérité sur la disparition de leurs enfants sous la dictature. « La symbolique est encore plus forte car, si les femmes manifestent, ce n’est pas seulement pour des enjeux de pouvoir. C’est aussi, lors d’oppressions extrêmement marquées, pour leurs libertés politiques, leurs conditions d’existence et le devenir de leurs enfants », rappelle Pascal Picq.

En Arabie Saoudite, des femmes protestent depuis le mois de mars contre l’interdiction qui leur est faite de conduire, en se filmant en train de marcher dans la rue. Une rébellion féministe rendue possible dans ce pays conservateur grâce aux réseaux sociaux, nouveau terrain de mobilisations internationales.

Une question se pose alors : de grands changements ont-ils pu se faire sans de grandes marches ? « Quelle que soit la qualité des écrivains, des orateurs, des tribuns, hommes ou femmes, je ne crois pas qu’il y ait un seul grand mouvement apportant plus de liberté qui ne soit passé par une grande marche », répond le paléoanthropologue. Et la symbolique est limpide : le monde bouge, avance à pas d’hommes et de femmes.

Société
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