États-Unis : Les nouvelles lignes de fracture

Les événements de Charlottesville ont réveillé les tensions autour du souvenir de l’esclavage et de la guerre civile. Mais, aujourd’hui, les clivages sont davantage éducatifs que géographiques.

Alexis Buisson  • 6 septembre 2017 abonné·es
États-Unis : Les nouvelles lignes de fracture
© photo : Jonathan Bachman / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP

T rump se dirige-t-il vers une nouvelle sorte de guerre civile ? », se demandait en août le très sérieux New Yorker. Quelques jours plus tôt, un rassemblement sans précédent de plusieurs groupes d’extrême droite à Charlottesville – venus dans cette paisible ville universitaire de Virginie protester contre le déboulonnage d’une statue du général sudiste Robert E. Lee – causait la mort d’une contre-manifestante, renversée par une voiture conduite par un néonazi qui avait foncé sur une foule d’opposants.

Loin de tenter de calmer les esprits et de dénoncer clairement ces groupes, Donald Trump a mis le feu aux poudres en déclarant que les violences provenaient de « plusieurs côtés » et qu’il y avait des « gens très bien » parmi les racistes venus semer la pagaille. Il s’est aussi demandé, devant ses conseillers stupéfaits, si on allait se débarrasser des statues de George Washington, car il possédait lui aussi des esclaves.

Au-delà de la polémique causée par le Président, certains ont pu voir dans cet épisode la résurgence de la division historique entre le Nord libre (qui désigne surtout les États du Nord-Est américain) et le Sud esclavagiste (qui correspond aux anciens États confédérés tels que l’Alabama, la Virginie et le Mississippi). Une fracture définissant les États-Unis depuis la guerre de Sécession au XIXe siècle. C’était tentant.

Après Charlottesville, New York, ville symbolique du Nord élitiste et multiculturel, a engagé une révision de l’ensemble des symboles controversés qui se trouvent dans les espaces gérés par la municipalité. Cette décision pourrait notamment aboutir à la suppression d’une plaque honorant le maréchal Pétain sur l’avenue de Broadway, érigée pour commémorer l’action du militaire pendant la Première Guerre mondiale. On parle aussi du possible retrait de statues de Christophe Colomb, accusé d’avoir massacré de nombreux Indiens d’Amérique et d’avoir introduit le commerce d’esclaves. Baltimore (Maryland), de son côté, a enlevé en pleine nuit tous ses monuments glorifiant des figures confédérées – une statue du général Lee, un autre du général Thomas « Stonewall » Jackson et un monument dédié aux femmes confédérées – juste après les heurts de Charlottesville.

Les partisans de telles décisions rappellent que nombre de ces monuments ont été érigés dans les années 1960, bien après la guerre de Sécession, en réaction au mouvement des droits civiques qui balayait les États-Unis à ce moment-là.

Dans certaines villes du Sud, on assiste au même phénomène, mais les décisions de retrait suscitent plus de remous. Avant Charlottesville, en mai, une polémique avait éclaté à la Nouvelle-Orléans au moment du déboulonnage, à l’aube, d’une statue de Jefferson Davis, ancien sénateur du Mississippi et président des États confédérés d’Amérique de 1861 à 1865. La vague de démontage de monuments a poussé l’Alabama à adopter fin mai une loi qui protège ces édifices. Le texte, « Alabama Monument Protection », empêche le retrait, le changement de nom et l’altération de tout monument, rue ou mémorial situé sur une propriété publique depuis quarante ans ou plus.

Et les polémiques n’empêchent pas de nouveaux monuments de voir le jour. Fin août, l’inauguration d’un mémorial consacré aux soldats confédérés rassemblait quelque deux cents personnes, certaines brandissant des drapeaux confédérés, dans une petite commune de l’Alabama. « Aucun monument ne devrait être détruit, a témoigné une participante interrogée par une journaliste. Cela ne me gênerait pas de garder des statues de Martin Luther King, de Rosa Parks [figures du mouvement des droits civiques, NDLR] ou de n’importe qui. C’est notre histoire, c’est notre vie. Cela n’a rien à voir avec la race. »

Au-delà du débat sur les lieux de mémoire, les différences sociales entre Nord et Sud demeurent. Rural, le Sud a été moins exposé à l’immigration européenne que le Nord, en particulier le Nord-Est, où les premières colonies durables se sont implantées. Le Sud abrite quasiment toute la « Bible Belt », une ligne virtuelle autour de la laquelle se concentrent les églises. Dans le Sud, les enfants sont davantage susceptibles de grandir dans des familles monoparentales que dans le Nord, où les taux de divorce sont moins élevés. « Le Nord et le Sud ont évolué différemment, a écrit l’historien Frank Smitha. Le Nord, en particulier la Nouvelle-Angleterre, avait au XIXe siècle un plus grand pourcentage d’individus issus de la classe moyenne. Elle abritait des industries de petite taille, des banquiers, des capitalistes. […] Le Sud, à l’inverse, vivait de l’agriculture. Dans cette société de classes, la scolarité était réservée aux enfants de riches. L’illettrisme était important. »

Cette identité a alimenté jusqu’à aujourd’hui une grande fierté dans le « South », mais l’héritage sombre de l’esclavage entretient aussi des formes d’extrémisme. Le Sud est considéré comme le berceau de l’alt-right, la « droite alternative », composée de divers mouvements extrémistes. C’est là qu’est né le Ku Klux Klan dans les années 1860 et qu’ont fleuri depuis différents groupes suprémacistes, racistes, néonazis ou sécessionnistes, comme la League of the South, qui souhaite revenir à la confédération plus d’un demi-siècle après la fin de la guerre de Sécession.

Selon le Southern Poverty Law Center, une association spécialisée dans le suivi et la lutte contre les groupes de haine aux États-Unis, une grande partie des 917 groupes recensés l’an dernier se trouvent dans le quart sud-est des États-Unis, dans des États comme le Texas (55), l’Alabama (27), la Floride (63), la Géorgie (32) ou encore le Tennessee (38). Il faut noter toutefois que la Californie est l’État qui compte le plus grand nombre de ces groupes.

Mais le Sud se transforme. Il connaît depuis plusieurs années l’afflux de jeunes adultes noirs. En 2014, 82 000 Noirs âgés de 18 à 34 ans ont emménagé dans les États du Sud, selon une étude réalisée par l’université Georgetown. Un mouvement qui s’est intensifié ces dernières années. Parmi eux, 40 % provenaient du Nord-Est américain, 37 % du Midwest et 23 % de la côte Ouest. Les sociologues y voient une tentative pour les Afro-Américains de « s’approprier le Sud et d’en faire un endroit où ils peuvent trouver le succès », selon le New York Times.

Quand on interroge les Blancs du Sud sur le racisme, leurs réponses sont similaires à ceux du Nord. Seuls 4 % d’entre eux considèrent les Afro-Américains comme « paresseux », contre environ 5 % chez leurs homologues issus d’autres parties des États-Unis, selon les statistiques de l’American National Election Survey (ANES) de 2016. Et 8 % des Blancs sudistes considèrent les Noirs américains comme violents, contre 5 % pour les non-sudistes. « La séparation Nord-Sud n’est plus pertinente quand on parle des relations raciales », analyse George Hawley, spécialiste du vote blanc et de la droite extrême américaine, dans une tribune publiée sur le site The American Conservative.

Même si Donald Trump a enregistré dans les États du Sud des scores importants, ils restent inférieurs par endroits à ceux obtenus par le candidat républicain Mitt Romney en 2012 face à Barack Obama. Hillary Clinton a, pour sa part, amélioré le score des démocrates dans les grandes villes du Sud, même si cela n’a pas été suffisant pour compenser les bons chiffres de Trump dans les campagnes.

Les résultats de l’élection de 2016 l’ont montré : les nouvelles lignes de fracture ne sont plus géographiques mais éducatives. Les diplômés, qui se concentrent dans les grandes villes, ont massivement soutenu Hillary Clinton, tandis que les non-diplômés ou les faiblement diplômés se sont rabattus sur Donald Trump. « Que ce soit en raison des médias, des migrations, de la politique fédérale ou des effets homogénéisateurs du capitalisme mondial, poursuit George Hawley, les différences culturelles et politiques entre Nord et Sud sont moins prononcées depuis quelques décennies. »

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