« L’Assemblée », de Mariana Otero : « Le personnage principal, c’est la parole »

Mariana Otero figure parmi les documentaristes les plus passionnants. Depuis plusieurs films, nous l’accompagnons, et c’est naturellement que nous lui avons proposé la rédaction en chef de ce numéro à l’occasion de la sortie de son film L’Assemblée sur Nuit debout.

Christophe Kantcheff  • 11 octobre 2017 abonné·es
« L’Assemblée », de Mariana Otero : « Le personnage principal, c’est la parole »
© photo : DR

Histoire d’un secret, Entre nos mains, À ciel ouvert, et aujourd’hui L’Assemblée. Mariana Otero figure parmi les documentaristes les plus passionnants. Depuis plusieurs films, nous l’accompagnons, et c’est naturellement que nous lui avons proposé la rédaction en chef de ce numéro, ce qu’elle a fait avec beaucoup d’intérêt et de sérieux – qu’elle en soit ici chaleureusement remerciée.

L’an dernier, dès les premiers jours de Nuit debout – mouvement que nous avons amplement suivi –, Mariana Otero a pris sa caméra et en a filmé le cœur, là où toutes les réflexions convergeaient : l’assemblée. La prise de parole, l’écoute, le renouvellement de la démocratie sont au centre de son film. Nous avons bâti ces pages à partir de ces questions, en particulier notre dossier, qui porte sur la parole politique et le pouvoir. Les violences policières ne sont pas oubliées, à travers le portrait de Fred Raguénès, qui, bien que victime, risque aujourd’hui la prison. Nous sommes aussi allés faire un reportage au Portugal, pour voir comment une politique anti-austéritaire y est mise en œuvre. Bref, voici un numéro où le cinéma et nos préoccupations journalistiques font bon ménage.

Mariana Otero venait de déposer un nouveau projet au Centre national du cinéma en vue d’obtenir l’avance sur recette quand Nuit debout a commencé. D’abord sans intention de réaliser un film, elle a été entraînée dans l’élan du mouvement. Et la réalisatrice a vite retrouvé son moyen d’expression : la caméra. Le film s’est fait en même temps que l’événement. Mariana Otero raconte ici ces deux aventures conjointes.

Qu’est-ce qui a déclenché le désir de faire ce film ?

Mariana Otero : J’ai entrepris L’Assemblée d’une façon totalement différente de mes autres films. D’habitude, j’ai une idée, je repère, j’écris, j’imagine ce que sera le film… Cette fois, je l’ai commencé à brûle-pourpoint. Un mois avant le début de Nuit debout, je me suis rendue à la réunion qui s’est déroulée à la Bourse du travail, qui avait pour but de déterminer ce qu’on allait faire contre la loi travail. Il avait été décidé qu’un rassemblement aurait lieu sur la place de la République au terme de la manifestation. Ensuite, il y a eu une autre réunion, qui a défini les différentes commissions. Je suis alors entrée dans la commission communication, en précisant bien que je ne voulais pas faire de film mais militer. J’étais bien entendu sur la place le 31 mars. Puis j’y suis revenue le 32 mars, selon le calendrier de Nuit debout. Et là, j’ai trouvé que ce qui était en train de se passer était tellement émouvant, tellement extraordinaire que je n’ai pas pu m’empêcher d’aller chercher une caméra pour essayer d’en capter certains moments et les mettre sur Youtube.

Mais, très vite, je me suis dit qu’il fallait que je filme le travail d’élaboration qui était en train de se faire. Pour cela, je devais revenir tous les jours. Du coup, j’ai choisi un angle : l’assemblée, et la commission « démocratie sur la place », qui avait en charge son fonctionnement.

Qu’est-ce qui vous a émue plus particulièrement ?

Ce désir de permettre à chacun de prendre la parole, en son nom – et pas au nom d’un parti ou d’un groupe –, alors que dans beaucoup d’endroits les gens en sont privés. Au travail, par exemple, où ce sont des experts qui leur expliquent comment travailler, ou lors des élections, le vote n’exprimant quasiment plus rien, puisqu’on vote contre et rarement pour. Il y avait aussi ce désir peut-être illusoire de revenir à une parole « vraie », par rapport à celle des politiques qui est fabriquée, calibrée, faite d’« éléments de langage » et souvent mensongère. J’ai aussi été très impressionnée par cette idée de repartir de nos paroles singulières pour essayer de construire une parole collective. Leur enjeu était considérable : est-il possible de fabriquer quelque chose de collectif à partir des paroles singulières et des différences sans jamais mettre en minorité quelqu’un ?

Pourquoi avoir choisi de filmer l’assemblée plutôt que le travail des commissions ?

L’assemblée me semblait la chose la plus inédite, la plus incroyable. La démocratie était son objet, et tout y était remis en question. L’idée était de faire une assemblée populaire et d’inventer autre chose que la démocratie représentative, qui est l’unique modèle qu’on nous apprend à l’école. À mes yeux, c’était ce qu’il y avait de plus singulier à Nuit debout.

L’Assemblée n’est donc pas un film sur Nuit debout dans son entier. Ceux qui pourraient attendre un tel film seront déçus…

Faire un film exhaustif sur Nuit debout est impossible. Une telle intention de la part d’un cinéaste aurait même quelque chose de « totalitaire ». Mon film s’intéresse à un élément spécifique de Nuit debout, et son titre est éloquent : L’Assemblée. Une scène le montre sans ambiguïté, où quelqu’un arrive dans la commission démocratie et dit : « Ce sont les actions qui comptent, ce n’est pas ce que vous êtes en train de faire. » Quelqu’un lui répond : « Nous discutons de la forme, parce que c’est un enjeu déterminant pour la démocratie. Si cela ne te convient pas, tu peux aller faire d’autres choses ailleurs. » C’est un peu la même chose avec le film. Ce film-là parle de l’endroit dans Nuit debout où il a été question de la forme de la démocratie à réinventer.

L’Assemblée témoigne aussi d’un essoufflement. Mais est-ce l’histoire d’un échec ?

En n’étant pas dans la théorie mais dans la pratique, ceux qui ont contribué d’une manière ou d’une autre à l’assemblée se sont confrontés à des impossibles. Ce n’est pas du tout un échec : ils touchent là où il va falloir inventer quelque chose, peut-être faire tomber un idéal, celui d’y arriver dans une horizontalité absolue, sans représentant, sans jamais se diviser… Par exemple, quelle réponse pratique donner à cette interrogation : comment prendre une décision sans voter, comment décider que l’on ne va pas voter sans passer par le vote ? Résoudre ces grandes questions qui consistent à régénérer la démocratie, cela ne se fait pas en trois mois, sous la pluie, entourés de CRS qui vous menacent avec leurs bombes lacrymogènes… Ils ont presque physiquement fait une expérimentation de la difficulté. Ce qui est beau, c’est qu’ils ont eu le mérite de se fixer une telle ambition alors qu’on n’arrête pas de nous dire qu’il n’y a pas d’autre voie que la démocratie représentative. En cela, Nuit debout constitue un outil, tout comme L’Assemblée d’ailleurs. Tous ceux qui sont passés sur cette place, et les autres places des autres villes et villages, ont découvert qu’ils pouvaient ensemble se réapproprier le politique… C’est toute une génération qui s’est formée sur cette place et qui s’est émancipée. Toute la difficulté au montage était de faire sentir, malgré l’épuisement du mouvement, en quoi il aurait des conséquences sur le futur.

Il n’y a pas de protagonistes principaux dans L’Assemblée, ce qui est assez rare au cinéma, y compris documentaire. Comment déployer un récit sans personnages ?

Je me suis rapidement posé cette question : est-ce que je choisis des personnages ? Mais, sur la place, je ne pouvais pas établir de relation filmeur-filmé, pas le temps, trop de monde… En plus, ce n’était pas l’histoire de personnes, c’était celle d’une communauté qui essayait de se construire. Le personnage principal, c’était la parole, comment on allait la faire circuler, la faire entendre, et l’écoute, qui en est consubstantielle. Choisir des personnages pour faire le film n’était pas adéquat au mode d’être qu’il y avait à Nuit debout.

Aujourd’hui, même dans le documentaire, on écrit en amont, ne serait-ce que pour trouver des financements. Ici, vous avanciez, pourrait-on dire, « à l’aveugle »…

Je n’avais aucune idée de la suite qu’allait prendre le mouvement et de son issue. En tournant, je ne voyais pas du tout ce que serait l’ensemble du film. C’est rare, quand on fait un documentaire. J’avais juste pour me guider cette « petite musique », cette émotion que j’avais eu les premiers jours. D’habitude, on a quelque chose de construit avant même le tournage, même si, bien sûr, il reste des inconnues. Beaucoup de cinéastes ont commencé à filmer et ont arrêté. Parce qu’ils se sentaient débordés par tout ce qui se passait.

Je me suis moi-même fait un peu violence : réaliser un film sans personnage, en essayant de tenir un fil, j’ai voulu voir si c’était possible ou pas. J’ai mis à l’épreuve ma pratique de documentariste. Parfois je doutais. Et j’ai pressenti des difficultés que j’ai dû résoudre au montage. Par exemple : comment faire exister cette parole sans que le spectateur s’en lasse, et en même temps ne pas tomber dans un lyrisme et un vocabulaire esthétique « révolutionaire » déjà utilisé et même usé.

Dans votre parcours de réalisatrice, n’était-ce pas aussi un besoin de rompre avec une certaine manière de faire ?

Certainement. Le mode de fabrication très programmatique de la fiction ne m’a jamais plu. J’ai choisi le documentaire pour trouver une liberté. Mais c’est vrai que le documentaire aujourd’hui a des traits communs avec la fiction dans son processus de fabrication. Avec L’Assemblée, tout cela a explosé, y compris dans le fait que je me suis lancée sans argent.

D’une certaine façon, n’avez-vous pas été en adéquation avec Nuit debout et sa volonté de réinvention ?

Oui, c’est incontestable. Le souffle qu’il y avait sur la place de faire autrement m’a poussée, moi aussi, à faire un film différemment.

L’Assemblée sort en salles le 18 octobre.

Cinéma
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