Le blues des cols blancs

Les cadres ne sont plus épargnés par la révolution managériale et nourrissent un malaise profond, révélé par le durcissement de la CFE-CGC contre les ordonnances Macron.

Erwan Manac'h  • 25 octobre 2017 abonné·es
Le blues des cols blancs
© photo : LUDOVIC MARIN/AFP

Quelle mouche a piqué la CFE-CGC, le syndicat des cadres ? La quatrième formation syndicale, réputée d’obédience libérale, voire proche du patronat, ne retient plus ses coups contre la dérégulation du marché du travail. Elle double même aujourd’hui FO et la CFDT, en multipliant les appels à l’unité syndicale contre les ordonnances « nocives » d’Emmanuel Macron sur le code du travail et « la surdité alarmante du gouvernement ». Un durcissement qui prend racine chez les « cols blancs », à en croire la tendance des dernières élections professionnelles, lesquelles donnent le syndicat « sectoriel » – en augmentation de 13 % – à 10,7 % de l’ensemble des salariés français. « Il y a une forte pression pour que nous disions “ça suffit” », témoigne Georges Beciu, secrétaire CFE-CGC du comité d’entreprise de General Electric Grenoble, qui lutte actuellement contre un plan de licenciement qui affectera la moitié des effectifs.

Ces « gagnants du capitalisme » avaient en commun une position privilégiée garantie par leur savoir-faire, un salaire rondelet, une grande autonomie et la reconnaissance qui va avec. Ils partagent désormais l’expérience d’un grand bouleversement de leurs conditions de travail et une « crise de valeurs ».

Dans la plupart des entreprises, petites ou grosses, l’heure est aux grandes restructurations. Avec les nouvelles technologies, la mode est à l’« aplatissement de la chaîne hiérarchique » : les intermédiaires tendent à disparaître entre le haut et le bas de la pyramide des responsabilités. Les salariés jouissent donc en principe d’une plus grande autonomie, selon les préceptes largement médiatisés de l’« entreprise libérée ». Ce modèle cache en réalité un renforcement du pouvoir du « top management », doublé d’un recul du nombre de cadres intermédiaires qui organisent le travail concret et gèrent les petits soucis quotidiens. Et la promesse d’autonomie consacre en vérité une organisation du travail plus rigide. Une pluie de procédures et un morcellement des tâches standardisent le travail des ingénieurs, des cadres et des techniciens supérieurs, au même titre que celui d’un ouvrier à la chaîne.

La matière grise serait donc rattrapée par un phénomène de « prolétarisation » ? C’est le constat que dresse, en d’autres termes, le cabinet d’expertise Secafi à ST Microelectronics, une entreprise qui fabrique des puces informatiques, selon une note révélée en avril 2017 par le magazine Santé et Travail. Les ingénieurs « jouissaient d’une grande autonomie et étaient fiers de leurs projets de recherche. Ils sont passés d’une activité à forte valeur ajoutée à quelque chose de plus standardisé », écrit le cabinet d’experts.

Ce remodelage offre aux directions des économies intéressantes grâce à une diminution du nombre d’encadrants [1] et au recrutement de profils moins qualifiés et expérimentés. Chez Sanofi et General Electric, par exemple, ce mouvement a même abouti à la délocalisation, en Inde, des activités à haute valeur ajoutée.

Cette nouvelle organisation du travail, pour fonctionner, nécessite en revanche un renforcement considérable du contrôle. Des nouveaux outils informatiques de « gestion » des ressources humaines compilent désormais dans une base de données unique toutes les informations personnelles des salariés – absences, rémunération et surtout statistiques de performance. C’est la consécration du « management par la performance », fondé sur la chasse aux temps morts, promu depuis les années 1980 par les multinationales états-uniennes et des cabinets de « consulting », eux aussi multinationaux (McKinsey, Accenture, Deloitte, KPMG, etc.). Pour le « manager de proximité », le changement est considérable. « Avant, nous avions un entretien de carrière tous les ans ; aujourd’hui, c’est en temps réel que les employés sont évalués », analyse le sociologue Vincent de Gaulejac.

Ils sont, par là même, placés sous l’autorité directe des actionnaires, lesquels fixent des objectifs parfois en complet décalage avec la réalité du terrain. « La digitalisation a retourné les choses. Avant, le manager était proche de sa production. Au contraire, aujourd’hui, il se rapproche du marché », résume Jean-Christophe Berthod, directeur associé du cabinet d’expertise Secafi, qui accompagne les comités d’entreprise.

C’est la définition même du travail bien fait qui s’en trouve impactée. « Être efficace, pour les ingénieurs, c’était créer un bel ouvrage, un pont qui tienne ou un train qui arrive à l’heure, explique Vincent de Gaulejac. Aujourd’hui, l’objectif est qu’ils soient rentables. Cela provoque une crise profonde, puisqu’elle a trait aux valeurs. »

Le la est désormais donné par les primes variables liées à la « performance ». Et 57 % des ingénieurs sont à ce régime en 2016, contre 47 % trois ans plus tôt, selon une étude de la société des ingénieurs et scientifiques de France (IESF). Fondées sur des critères souvent opaques, elles poussent à la concurrence entre salariés, là où le principe d’efficacité nécessiterait leur collaboration.

C’est notamment le cas à Sanofi, groupe pharmaceutique français en restructuration permanente pour envoyer des signaux aux actionnaires. « Tout le monde flippe », glissait l’hiver dernier un délégué syndical, au milieu d’une foule clairsemée qui tractait devant le siège du groupe pour alerter sur le malaise profond qui touche son armée d’ingénieurs. « Ils sont résignés, complète un autre, à l’autre bout de la France, à cause du management par la terreur. » Chez ce géant de la pharmaceutique, où le directeur général touche 16,8 millions d’euros annuels et où 6,6 milliards d’euros ont été distribués aux actionnaires en 2016 en dividendes – soit l’équivalent de 60 000 euros par salarié –, la « modération salariale » est de rigueur pour les employés. Les augmentations collectives ne sont plus d’actualité depuis trois ans, et la part variable, représentant 10 % des salaires, voire bien plus, est indexée sur des notes de performance. Cet exemple est certes extrême, mais il traduit une tendance de fond. Les études menées par l’Ugict-CGT montrent également une intensification du travail des cadres et des techniciens supérieurs à 44 heures et demie de travail hebdomadaire en moyenne.

L’individualisation des rémunérations, visible partout, accentue la disparité entre des cadres dirigeants et les « petits » cadres, et creuse l’inégalité déjà prégnante entre les femmes et les hommes : chez les ingénieurs, selon l’IESF, le salaire brut médian en France est de 48 000 euros pour les femmes et 59 000 euros pour les hommes. Le manager de proximité est aussi tiraillé par des injonctions paradoxales : faire plus avec moins de moyens, gérer l’activité « en projets » pluridisciplinaires tout en remplissant des kilomètres de tableaux de « reporting », veiller à la santé de ses équipes en poursuivant les objectifs fixés par sa hiérarchie. Tandis que le métier d’ingénieur est rattrapé par un fort mouvement d’« ubérisation », selon l’IESF, qui dénombre 80 000 ingénieurs « autonomes » en 2016 sur près d’un million au total, en particulier sous la casquette de « consultant » [2].

Ce durcissement des conditions de travail est particulièrement difficile à vivre pour ceux qui endossent des fonctions de manager. Car ils sont tenus d’appliquer des préceptes dont ils ressentent eux-mêmes les limites. « Soit ils jouent le jeu, et on leur en demande toujours plus. Soit ils entrent en résistance et ils subissent les pressions du haut sans les transmettre vers le bas et sont pris en étau. Dans les deux cas, c’est la voie royale vers la souffrance et la maladie professionnelle », analyse Stéphane Safin, maître de conférences en ergonomie à Télécom ParisTech. « C’est extrêmement désagréable. Au point que beaucoup d’ingénieurs et cadres supérieurs ne veulent plus être encadrants », assure même George Beciu.

C’est sur cette perte de sens que la CFE-CGC milite désormais prioritairement et tente de faire entendre un cri d’alarme : « Les cadres n’en peuvent plus de voir leurs conditions de travail se dégrader au motif que les entreprises, à partir des grandes multinationales, sont tournées vers la maximisation du capital financier, s’indigne le président du syndicat, François Hommeril. Ils sont les premiers témoins de l’échec de ces politiques, car ils sont au cœur du réacteur et constatent que ces processus mènent à une moins-value économique. »

Le début de prise de conscience montre néanmoins que la réponse collective, chez les cols blancs, est loin d’être une évidence. « Ils ont une culture de l’excellence qui rend très difficile à comprendre l’absurdité du modèle. La preuve, c’est qu’ils tombent malades. Ils n’élaborent pas psychiquement et somatisent », diagnostique Vincent de Gaulejac.

La CFE-CGC, avec 10 000 sections syndicales en France et 150 000 adhérents, reste une petite structure. Mais sa croissance est un signe des temps. Comme les 20 % des cadres qui ont voté pour Jean-Luc Mélenchon à la dernière présidentielle [3], soit la même proportion que sur l’ensemble de la population, veut croire Sophie Binet, secrétaire générale de l’Ugict-CGT. Elle perçoit une colère profonde remonter du terrain, encore largement étouffée par « un management de plus en plus coercitif, fondé sur le credo “se soumettre ou se démettre” ».

Sur le terrain, justement, la CFE-CGC reste souvent proche du patronat. Elle compose une majorité à la caisse d’assurance maladie et à l’Unédic, avec la CFDT, la CFTC et le Medef, et n’apparaît que rarement au côté des syndicats plus combatifs. Mais ses positions sur les ordonnances démontrent une volonté de briser le silence, si besoin en empruntant temporairement la stratégie du rapport de force. Et il n’est plus rare de voir flotter leur drapeau blanc au-dessus d’un piquet de grève.

[1] Les encadrants sont passés de 16,9 % à 14,8 % des salariés entre 2000 et 2010, selon Eurofound, alors que la population cadre augmente de 17,8 % à 20,4 % sur la même période.

[2] Sondage mené auprès de 55 000 ingénieurs en 2016.

[3] Sondage Ipsos-Sopra Steria pour Le Monde.

Travail
Temps de lecture : 9 minutes

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