Le Spartak lillois, si loin du Qatar

À Lille, un club de football amateur « populaire et solidaire » défend depuis 2010 des valeurs de partage, de convivialité et d’antiracisme. Un ovni sportif aux antipodes des dérives du foot business.

Didier Delinotte  • 25 octobre 2017 abonné·es
Le Spartak lillois, si loin du Qatar
© photo : Aurore Planchet

En URSS, et dans les pays de l’Est, le football était structuré par les corporations. Pas toujours d’ailleurs d’une façon très cohérente. Si le Lokomotiv était le club des cheminots et les Torpedo et autres Dynamo les clubs de l’industrie, les Spartak (ou Levski, ou Legia) étaient souvent le club des militaires ou des policiers. Rien de tel à Moscou, où le Spartak, issu des premiers kolkhozes ou sovkhozes, était le club des ouvriers et des syndicats quand le Dynamo – le club de Lev Yachine, « l’araignée noire », meilleur gardien de but de tous les temps – était celui de la police ; le club de l’armée étant le CSKA. Si les dénominations sont restées, le professionnalisme a supplanté l’amateurisme marron et s’est affranchi des anciennes barrières corporatistes.

Mais le Spartak Moscou est resté le club préféré des Moscovites. C’est aussi le club qui a inspiré les fondateurs du Spartak lillois, un ovni sportif en territoire chti qui revendique des valeurs de solidarité, de convivialité, d’antiracisme, d’entraide et de partage. Plus qu’au Spartak d’ailleurs, c’est en référence à Spartacus que le nom a été choisi, nous disent Valentin et Ilyasse, deux membres du club rencontrés sur leur terrain d’entraînement, à un jet de pierres de la place De-Geyter, compositeur de « L’Internationale », dans ce quartier populaire de Lille Fives à la limite de Hellemmes. Fives (le Fives SC) fut aussi une équipe professionnelle évoluant en division 1 (on ne disait pas encore Ligue 1) dans les années 1930 avant la fusion avec l’Olympique lillois, qui donnera naissance au fameux club des dogues, le Lille Olympique Sporting Club (Losc).

Mais ici, pas question de compétition, de professionnalisme, de tactiques ou de vedettariat. On joue pour le plaisir, on joue pour jouer. Le Spartak est inscrit dans un championnat Sport loisirs (créé par la FFF) de football à 7, et joue tous ses matchs à l’extérieur, loin de son stade Jean-Baratte (du nom d’un ancien joueur du Losc de la grande époque), par choix et pour favoriser les séances ouvertes, pour tous. De la frontière belge aux communes excentrées du sud de Lille, le Spartak se veut ambassadeur de ses valeurs aux quatre coins de la métropole lilloise.

Le club a été créé en 2010 par des étudiants de la fac de Lille-I, sise à Villeneuve-d’Ascq. Il s’agissait de taper dans un ballon entre copains. C’est ensuite à la fac de Lille-III que le club a essaimé et qu’il s’est ouvert à tous les publics. Une équipe s’est créée, et le Spartak a envahi le quartier populaire lillois avec le souci de participer à la vie du quartier, de se mêler à tous les événements locaux, qu’ils soient festifs ou sociaux. Le stade Jean-Baratte voit évoluer, tous les mardis soir, une quarantaine de joueurs en shorts noirs et baudriers fluo. L’ambiance est décontractée et il faut faire le tour du terrain en se gardant des ballons qui fusent de toute part pour venir à eux.

« Nous sommes inscrits dans un championnat de Foot loisirs du district Flandres depuis 2013. Du football à 7 », explique Valentin. « On jouait avant en Ufolep [sorte de ligue corpo, NDLR], renchérit Ilyasse_, c’est du foot convivial, du foot de plaisir. Pas de tacles et pas de hors-jeu, des valeurs communes entre les 70 équipes engagées avec 11 groupes par niveau. »_ Inutile de préciser qu’on ne cherche pas la victoire à tout prix et que le but est de se faire plaisir, entre potes. Populaire, solidaire, autogéré et convivial, avec le casque de gladiateur qui orne, en emblème, des maillots noirs à lignes rouges et blanches. Le tout dans un souci constant de brassage social.

Le foot professionnel, les transferts à dix chiffres, la violence, le racisme dans le sport ? « Flippant », disent-ils de concert. Ici, on est atterré par cette débauche d’argent et l’aliénation qui en découle. On s’essaye à inventer un sport humaniste où l’esprit de compétition serait laissé au vestiaire. Pourtant, Valentin supporte le RC Lens et Ilyasse, le Losc. Ils doivent être tous deux aussi malheureux dans la période, Lille étant dans les tréfonds du classement de la Ligue 1 et Lens de même en Ligue 2. Contradiction ? Pas forcément, tant les deux hommes ont baigné dans le football depuis l’enfance avec, en grandissant, l’envie d’échapper à ses dérives et de vivre cette passion en créant autre chose. Presque une utopie ? Ils trouvent le mot un peu fort. Modestes, avec ça.

Le Spartak est devenu un club omnisports avec des sections basket, hand, volley, badminton, fitness, course à pied. Des sports nouveaux aussi, avec initiation au flag football (où les plaquages sont remplacés par l’arrachage de bandes de tissu – flags – accrochés à la ceinture des joueurs), au tchoukball (mélange de volley-ball et de handball), autant d’activités dans lesquelles dominent les mêmes valeurs de partage. Des valeurs pas seulement proclamées mais mises en application dans les fêtes de quartier avec concerts, spectacles et activités sportives (ils y ont introduit le Mölkky, un jeu de quilles finlandais !). Présents en soutien à l’hebdomadaire communiste local Liberté Hebdo (qui leur a fourni un lot de maillots), présents avec les réfugiés du parc des Olieux, à Lille Moulin (une lutte de plusieurs années contre les expulsions et en soutien aux migrants), présents à la Bourse du travail de Fives Lille, où des familles roms avaient trouvé refuge. Comment ? En invitant réfugiés et Roms à tous leurs événements et en leur témoignant leur solidarité en tapant le ballon ensemble. Car, plus qu’un club sportif, le Spartak est devenu un lieu associatif militant, un collectif altruiste et généreux. Le casque de Spartacus pourrait être remplacé par celui de Don Quichotte. On voit bien où va leur imaginaire, de quelles mythologies relèvent leurs héros.

On a commencé à parler d’eux dans la presse locale, quelques échos dans La Voix du Nord, et un peu plus dans Liberté Hebdo. Un article dans Le Monde en 2014, quand les gars du Spartak ont pris la lumière en étant cette année-là lauréats régionaux Apels (Agence pour l’éducation par le sport) et ont pu présenter leur projet de sport pour tous à l’Assemblée nationale. L’année d’après, ils étaient candidats (symboliquement) à la présidence de l’UEFA, à la faveur de la crise de l’institution. Une belle série pour un club qui avait à peine cinq ans d’âge. Puis d’autres articles, sur Bastamag, et dans Lutopik, revue militante. « Une petite notoriété », semble concéder Valentin, sourire en coin. Enfin, le Spartak a un site régulièrement actualisé et très visité.

Des supporters ? Question un rien provocatrice auquel répond Ilyasse : « Une vingtaine de personnes nous suivent, hommes et femmes. » Le Spartak fait école, même si des clubs du même genre existaient avant lui, comme, à Ménilmontant, le MFC 1871, qu’a d’ailleurs rejoint un ancien dirigeant – même si le terme semble déplacé – du Spartak. Valentin donne des précisions sur le foot à 7 : « Très différent du foot à 11. Pas de hors-jeu, pas de tacle, respect de l’adversaire. On n’a pas d’entraîneurs et on privilégie l’apprentissage par ses pairs. » Chacun apprend des autres mais personne ne s’autorise à revêtir les habits du coach ou de toute figure d’autorité d’ailleurs. Un fonctionnement démocratique où la nature humaine, parfois, se réveille, mais où le collectif, dans ces moments difficiles, est plus fort que les sautes d’humeur ou les vieux réflexes reptiliens. Un pari constant sur la bienveillance et l’intelligence. Un pari risqué que les membres du Spartak semblent gagner au fil du temps. « Le football à 7, ça exclut la tactique, on va de l’avant, ça favorise les jaillissements », poursuit Ilyasse. « C’est du plaisir, on est là pour se dégourdir les jambes, pour s’amuser et donner du plaisir aux gens. » En effet, difficile dans ces conditions de penser tactique, cette plaie du football moderne qui a tout envahi, condamnant des prodiges de technique à jouer les porteurs d’eau.

On en vient aux questions qui fâchent. Que pèsent quelques clubs qui cultivent une conception différente, alternative du foot et du sport en général devant les milliers de supporters, la médiatisation et la ferveur universelle que génère le foot pro ? Que peuvent changer quelques expériences marginales dans un monde du sport où sévissent corruption, dopage, exploitation, racisme, violence ? « Un sport accessible, ouvert, loin du monde professionnel », murmure Valentin, qui n’a pas envie de soutenir la comparaison avec le monstre planétaire qu’est devenu le foot professionnel. Mais on croit comprendre que lui parle de jeu, d’amusement, de joie, en toute liberté. Et on a la nette impression qu’il s’agit là d’un choix de vie fondé sur une confiance toujours renouvelée dans la capacité des individus à faire un pas de côté quand on s’adresse au meilleur d’eux-mêmes, quand on ne les prend pas pour des imbéciles haineux ou des cochons de payants.

Le Spartak lillois, club autogéré et qui se veut en prise sur la société, n’a rien à prouver. Il est la preuve vivante qu’un sport différent peut exister, loin des stades sans âme et des foules en colère. Loin des hypocrites qui entretiennent l’illusion que le sport de haut niveau peut être compatible avec des valeurs humanistes. Il est l’anti-PSG et entend bien le rester.

Société
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