« Trois jours chez ma tante », d’Yves Ravey : Réduire les mots, épaissir le sens

Dans Trois jours chez ma tante, Yves Ravey met en scène un petit escroc rattrapé par son passé. Un roman à l’écriture épurée et propice au mystère. Rencontre.

Christophe Kantcheff  • 4 octobre 2017 abonné·es
« Trois jours chez ma tante », d’Yves Ravey : Réduire les mots, épaissir le sens
© photo : Patrice Normand

J ’ai une écriture qui n’est pas forcément celle qu’on attend. » Quand Yves Ravey prononce cette phrase, vous regardant avec ses yeux bleus d’une clarté lumineuse, c’est sans forfanterie aucune. Il s’en faudrait même de peu qu’il s’en excuse. Mais c’est comme ça. Il peut aussi s’en inquiéter. C’est pourquoi sa sélection sur la première liste du Goncourt – événement inédit pour lui après quinze romans publiés – lui a « fait plaisir ». Tout de même, il pense que dans la littérature, il y a du « convenu ». Comment lui donner tort ?

Quand on l’interroge sur les caractéristiques qui singularisent son écriture, il n’hésite pas : le traitement de la psychologie. Certains commentateurs ont dit que ses personnages en étaient dénués. Erreur. La psychologie est présente, mais jamais mise au premier plan, toujours suggérée. « Je ne crois pas nécessaire de céder aux stéréotypes selon lesquels un individu doit être décrit comme “inquiet”, “heureux” ou “perplexe”, explique-t-il. Je préfère exprimer un sentiment à travers un geste, une mimique, le choix d’un vêtement, sans que cela soit trop appuyé non plus. Dans la vie aussi on se perçoit les uns les autres sur des choses infimes, et rapidement. » On aura compris que le contrat avec le lecteur a ses exigences. Point de passivité, mais une grande attention requise pour décoder, imaginer.

Le personnage principal de Trois jours chez ma tante rejoint une cohorte d’autres déjà rencontrés chez Yves Ravey : un genre d’escroc, à l’intelligence modérée. Celui-ci a pris la poudre d’escampette vingt ans auparavant parce qu’il trempait dans des histoires louches, et s’est installé dans un pays africain où il ne se conduit pas mieux. Il y vit toujours quand s’ouvre le roman. Mais Marcello Martini – c’est son nom, pas très sérieux… – se voit obligé de rentrer en France pour quelques jours car sa très vieille tante, qui jusque-là lui assurait un virement mensuel, l’a convoqué chez le notaire en même temps qu’elle a décidé de lui couper les vivres.

La scène des retrouvailles est représentative de la manière dont Yves Ravey esquisse les profils psychologiques. Il commente : « Après avoir subi les premières questions de sa tante, qui requiert des éclaircissements sur sa conduite, Marcello n’a qu’une envie, celle de s’allumer une cigarette, devant elle de surcroît. C’est une réaction adolescente, irrespectueuse. D’emblée, je décris un être dépendant psychologiquement vis-à-vis de sa tante. »

Traduire une psychologie à travers un comportement : tel est le behaviorisme. En littérature, Dashiell Hammett l’a porté à son paroxysme. Une référence qui lorgne vers le polar, genre qui est souvent cité à propos d’Yves Ravey, d’autant que certains de ses titres y incitent : Enlèvement avec rançon, en 2010, Sans état d’âme, en 2014 [1]… Mais la piste n’est pas sûre. Yves Ravey se sert du roman policier et de ses caractéristiques – une tension narrative, des ambiances particulières comme celles que l’on retrouve dans la province de Simenon… – plus qu’il ne s’y soumet.

Dans Trois jours chez ma tante, Marcello est rattrapé par son passé : sa tante se doute désormais qu’il a dénoncé par lettre anonyme son directeur financier ; son ex-femme prétend qu’il est le père de sa fille, qu’il n’a pas reconnue ni jamais rencontrée… Il doit déjouer tous ces soupçons en même temps que récupérer de l’argent auprès de sa tante. Il se montre sans scrupule, faisant appel à des sentiments de compassion envers les enfants africains dont il prétend s’occuper, mais dont on va comprendre qu’il les exploite.

Pour un romancier, quel est donc le plaisir d’avoir un personnage principal immoral ? « Comme Marcello ne répond à aucune valeur, aucun idéal, la narration avance à sa guise. Toutes les possibilités sont permises. » Cela induit un certain humour aussi, le malfrat tirant davantage vers le pied nickelé que le bandit de haut vol.

Mais rien n’est simple. D’abord parce que Marcello est le narrateur, et, vu le personnage, il n’est pas interdit de s’en méfier. En outre, parce que certains indices suggèrent que les sentiments de la tante et du neveu ne se résument pas à de la suspicion pour l’une, et à de l’intérêt pour l’autre. Ainsi cette phrase étonnante, et détonante, alors que Marcello se souvient qu’enfant il regardait sa tante prenant garde à sa tenue vestimentaire devant un miroir : « J’aurais pu à ce moment, debout dans sa chambre de la résidence, décrire une à une, et de mémoire, ses robes d’été. » « Il y a une relation affective entre eux deux, même masquée », confirme Yves Ravey. C’est peut-être même le sujet ultime et clandestin de ce livre. Enfin, la jolie pirouette conclusive, dont on ne dira évidemment rien, tend vers la fable et produit une « moralité de l’histoire » drôle et paradoxale.

Trois jours chez ma tante n’a donc rien d’un roman transparent. Au contraire, son mystère se concentre, s’épaissit, tout en restant impalpable. Yves Ravey travaille sa langue de cette manière. Une langue sans aspérité apparente, dégraissée, réduite, comme on dit en cuisine, pour en obtenir le suc. « J’évite l’abondance de mots. Je fais attention au rythme, au son, à la pesanteur de la phrase. Je ne retranche pas les mots pour le plaisir de retrancher. Ceux que j’enlève viennent charger de leur poids celui qui reste. Il a ainsi plus d’impact. Reste à maintenir le sens, ses nuances, sa profondeur. » Autant dire qu’Yves Ravey exclut toute approximation dans l’usage des mots.

Cette rigueur lexicale est ancrée dans sa biographie. Le romancier s’exprime non seulement avec un petit accent franc-comtois – il vit à Besançon – mais on y décèle aussi quelques tonalités germaniques : sa mère était autrichienne. « Ma mère me parlait non en allemand, mais dans ce dialecte qu’est l’autrichien de la province de Styrie. Son vocabulaire était très réduit, et les mots étaient plutôt crachés. » Dans un très beau texte, Ce qui manque au lexique ne peut être compté, reproduit dans un livre récent rassemblant les actes d’un colloque qui lui a été consacré [2], Yves Ravey s’adresse à sa mère pour lui dire combien ses « silences » l’ont conduit à apprendre « la rigueur de [s]a langue maternelle ». « Prouver que je peux décrire précisément les choses, dit-il aujourd’hui, est une façon de lui rendre hommage. » Comme si le fils offrait en retour à sa mère la langue qu’elle n’a jamais possédée.

Mais ces silences, ceux de sa famille, de sa grand-mère « humaniste », précise Yves Ravey, ont aussi recouvert une réalité historique qui n’a de cesse de le hanter : la Shoah. Hormis dans certains romans de ses débuts, cette préoccupation – ou obsession – n’apparaît pas directement. Ici, elle ressurgit à travers une brève information donnée au sujet de la tante : ses biens furent spoliés. Son neveu a sur ce sujet cette phrase radicale : « Dans notre famille […]_, on évite d’évoquer cette période de l’Occupation. Ça remplit des feuilles de papier, mais ça ne produit pas d’oubli, ça ne console pas. »_

« Je me heurte en permanence à des résurgences, des gens qui sont encore vivants, explique le romancier. On dit que ce sont les derniers des derniers. Mais non. En surgissent d’autres, qui étaient adolescents à l’époque, mais déjà des tueurs. » Ce silence familial a fini par soulever en lui une inquiétude fondamentale vis-à-vis de l’histoire. « L’écriture est le seul moyen que j’ai trouvé face au mensonge général. » Trois jours chez ma tante, comme toute l’œuvre d’Yves Ravey, se lit avec félicité autant qu’il se fonde sur une exigence gigantesque.

[1] Les deux chez Minuit.

[2] Yves Ravey, une écriture de l’exigence, textes réunis par Wolfgang Asholt, Julia Fortin, Jean-Bernard Vray, « Revue des sciences humaines », Septentrion, 268 p., 27 euros.

Trois jours chez ma tante, Yves Ravey, Minuit, 188 p., 15 euros.

Littérature
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