Objecteur de conscience numérique

Selon Pierre-Yves Gosset, le mouvement autour de la culture du logiciel libre participe d’une logique solidaire de biens communs.

Hugo Boursier  • 20 décembre 2017 abonné·es
Objecteur de conscience numérique
© photo : Frank Duenzl / picture alliance / DPA

Avec son badge doré autour du cou, Pierre-Yves Gosset est inscrit au Paris Open Source Summit comme « VIP-Conférencier ». Le délégué général de Framasoft, l’association française qui promeut la culture du logiciel libre depuis 2001, doit présenter devant une foule d’entrepreneurs une initiative lancée en octobre 2016 et appelée « Chatons », pour Collectif d’hébergeurs alternatifs, transparents, ouverts, neutres et solidaires. Des mots qui détonnent parmi ceux des autres participants, comme la Société générale ou Microsoft. Qu’importe : le réseau est connu pour faire de l’éducation populaire. Alors le quadragénaire, tout de même plus habitué à parler dans des MJC ou des bibliothèques, pourra « montrer en quoi il est nécessaire de décentraliser ­Internet pour qu’il soit plus respectueux de l’humain. Framasoft est une Amap du numérique. Il s’agit donc de faire pousser des graines ».

Dans ce milieu largement constitué d’adorateurs des lignes de code, l’image pourrait surprendre. Pourtant, les combats de Framasoft s’inscrivent bien dans les valeurs que souhaite diffuser le mouvement pour une agriculture paysanne. « Pour nous, le logiciel libre ne se résume pas à l’open source, qui est sa seule partie technique. Il faut lui ajouter des valeurs sociales et éthiques. » Et Pierre-Yves Gosset de rappeler la définition donnée par l’initiateur de l’Internet alternatif, l’informaticien Richard Stallman : « Liberté, égalité, fraternité. Liberté, car les programmes sont ouverts à tout le monde. Égalité, parce qu’il n’y a aucune discrimination dans leur accès. Fraternité, car l’entraide fonde cette infrastructure numérique collaborative. » 

Trois principes loin des « Gafam » – Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft –, qui exercent « une domination technique, économique et culturelle », avec le nombre ­croissant d’utilisateurs et d’entrepreneurs qu’elles attirent, leurs ressources financières considérables et leur influence sur nos comportements.

En 2013, Framasoft est marquée par les révélations d’Edward Snowden dévoilant les liens entre les services de renseignements américains et les Gafam. L’association décide de lancer l’initiative « Dégooglisons Internet » en proposant une trentaine de programmes libres et alternatifs, pour contourner les services qui s’enrichissent de nos données personnelles. Le but ? Lutter contre « le “capitalisme de surveillance”, selon l’expression de l’économiste allemande Shoshana Zuboff ».

Un domaine que Pierre-Yves Gosset connaît bien : il est économiste de formation. À la fin des années 1990, le jeune homme obtient son diplôme en plein boom d’Internet. Refusant de faire son service ­militaire, il est ­objecteur de conscience et, dans ce cadre, propose de former les enseignants de l’université de ­Grenoble au Web, un outil qui le passionne pour sa possibilité d’abattre les frontières. Face à un problème sur un site qu’il doit créer, il trouve la solution sur un forum. « Cela paraît très anecdotique aujourd’hui, mais le fait qu’un inconnu prenne de son temps pour m’expliquer un savoir-faire par un geste désintéressé m’a transformé. » Il décide de faire la promotion de ces valeurs qui fondent le mouvement du logiciel libre en devenant bénévole chez Framasoft de 2004 à 2008, pour en devenir par la suite salarié et délégué général.

L’idée d’entraide, qui lui est apparue à l’époque comme une intuition, est désormais consolidée par diverses références. Pierre-Yves Gosset cite l’économiste Elinor Ostrom pour illustrer le bien commun comme alternative au système capitaliste. Le juriste Alain Supiot pour sa notion de retour de la responsabilité dans le droit du travail. Ou le philosophe ­Bernard Stiegler pour son opposition entre une « société de consommation » et « une société de la contribution ». « Car créer le numérique et gérer son contenu sont de vraies questions politiques », rappelle-t-il, évoquant une dérive du « solutionnisme technologique ». « Quand l’État se désengage des services publics, il laisse la place à des innovations dont le modèle économique revient souvent à être racheté par les Gafam. Or, la solidarité ne peut pas être ­rentabilisée. »

Une des volontés de ­Framasoft est aussi de donner la possibilité à des associations d’être en accord avec les valeurs éthiques qu’elles souhaitent porter, en leur apprenant notamment à se détourner des logiciels privés. « Cela demande un effort, mais cela permet de produire du savoir. Il faut réinventer un imaginaire positif du numérique. » Pierre-Yves Gosset rappelle qu’« utopie » ne signifie pas qui « n’existe pas », mais qui « n’a pas de lieu »… Un peu comme Internet. « Mais dans sa version libre », s’empresse-t-il de préciser.

Économie
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