Réparer son vélo, un cadre de résistance

À Grenoble, les ateliers solidaires d’autoréparation sont un puissant vecteur de lien social et un outil d’émancipation.

Hugo Boursier  • 20 décembre 2017 abonné·es
Réparer son vélo, un cadre de résistance
© photo : www.arnaudLetellier.org

Le premier à pousser la porte de Pignon sur roue a tout juste 11 ans et il s’appelle Malik. C’est la sortie d’école et la nuit précoce prévient que l’hiver n’est plus très loin. Sur le paillasson de l’atelier d’autoréparation de vélos, situé à la Villeneuve, l’un des quartiers les plus populaires de Grenoble, le petit gars, taiseux, pointe d’un doigt frigorifié la roue crevée de son B-Twin blanc. « Tu sais t’occuper de ça, maintenant ! », lui lance Gwenaël, trentenaire bénévole qui a participé à la création du lieu. Sans répondre, le gamin s’approche de l’établi, prend une clé de 14, puis opte finalement pour une 16, plus adéquate. « Regarde : si tu mets l’outil dans ce sens, tu pourras te servir de ton poids », lui indique Gwenaël. Malik obtempère et semble apprécier cette nouvelle technique.

Dans la cité alpine, les ateliers solidaires diffusent une culture du vélo que l’on monte, remonte et démonte soi-même. Il faut dire que Grenoble cumule les superlatifs urbains : c’est l’une des villes les plus plates et les plus polluées de France – cette dernière caractéristique ayant sans doute favorisé l’élection du maire écologiste Éric Piolle en 2014.

Le mouvement de réemploi qu’incarnent ces ateliers solidaires n’est pas la chasse gardée d’une classe sociale aisée. Parmi les neuf espaces d’autoréparation, plusieurs sont implantés dans des quartiers où résident en grande majorité des populations précaires. « Aux beaux jours, les gens affluent, s’installent à tous les niveaux, débordent à l’extérieur pour mettre la main à la pâte », raconte Jean-Philippe, l’autre bénévole inscrit à la permanence de la Villeneuve.

« On a observé que beaucoup d’habitants stockaient chez eux un vélo qu’ils n’utilisaient plus parce qu’il fallait le réparer », souligne Gwenaël, expliquant ainsi une des raisons du succès de l’atelier, fort désormais de ses 200 adhérents. Avec un tarif d’entrée fixé à dix euros par an, Pignon sur roue a su répondre à ce besoin de réparation à moindres frais. Et cette facilité d’accès a pour corollaire un regain de confiance en soi chez les inscrits : « Cela permet aux gens d’ici d’obtenir une sorte de “souveraineté technologique”. En venant à l’atelier, ils pourront apprendre et comprendre comment fonctionne leur vélo, le réparer ou le perfectionner avec des techniques qu’ils ne connaissaient pas avant », explique le jeune homme.

Constat identique à L’Atelier solidaire, créé en 2014 par Ali et Amar, deux anciens du quartier Paul-Mistral. La boutique de réparation compte aujourd’hui une centaine d’adhérents, mais les débuts n’ont pas été faciles : « On nous a mis des bâtons dans les roues. Les pouvoirs publics ne nous faisaient pas confiance. Ils ne pensaient pas que ça marcherait ici », se souvient Ali, assis sur un des canapés posés au fond de la pièce. Les deux amis font le forcing auprès de la mairie écologiste, qui finit par leur céder un espace. « Le local était insalubre. C’était assez humiliant, mais les habitants se sont mobilisés et nous ont aidés à le nettoyer », ajoute Amar.

Dès l’ouverture, l’atelier devient un lieu de rencontre, « où les vieux prennent le café et où les jeunes viennent discuter », se réjouit Ali. D’autant que, du fait de la politique de la ville, le quartier subit une grande transformation. « Il y a entre 1 500 et 1 800 habitants ici, mais ce nombre va diminuer parce que les barres ­d’immeubles seront démolies. La cité Mistral est bien située dans l’agglomération grenobloise, la métropole pourrait être tentée d’en profiter pour remplacer la population. » Mais Ali n’en démord pas : « Quoi qu’il arrive, l’atelier restera dans le quartier. Si ce lieu fonctionne aussi bien ici, c’est parce qu’il recrée un lien perdu entre les habitants du quartier et les gens de l’extérieur, mais aussi entre les générations. »

Comme L’Atelier solidaire, un quart des boutiques d’autoréparation en France se situent en zone urbaine sensible (ZUS). Et le constat positif livré par Ali est confirmé par une étude de 2017 de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe), qui observe que « les ateliers d’autoréparation participent à la cohésion sociale, à l’amélioration de la mobilité et du cadre de vie des habitants ».

Ali aimerait aussi proposer des vélo-écoles, comme le font d’autres ateliers d’autoréparation, à l’instar de La Brico, à Fontaine, une commune ouvrière qui jouxte Grenoble. Ces formations permettent à toutes et à tous d’apprendre ou de réapprendre la bonne pratique du vélo. Car nombreux sont les habitants à ne pas savoir pédaler. Tout simplement parce que personne ne le leur a appris.

Les vélo-écoles, c’est ce que propose déjà Noémie, salariée de l’association ADTC-Se déplacer autrement. Pour cette ancienne bénévole des Déraillées, un collectif solidaire de Grenoble qui organise des ateliers d’autoréparation en pleine rue, le vélo peut devenir un outil émancipateur. Certains centres sociaux proposent même de prendre en charge la formation, proposée à 80 euros les dix séances. Cet accès facilité attire les personnes en précarité ou désireuses de ne pas dépendre des transports en commun.

« Pour les femmes, qui sont surreprésentées parce que les hommes assument moins leur incapacité à monter sur un vélo, il existe une volonté d’indépendance clairement affichée. Elles veulent pouvoir circuler plus facilement, aller au travail à bicyclette, se balader avec la famille, être plus libres, trouver leur place dans l’espace public », remarque Noémie. Et la motivation est là : « Une adhérente prend même des RTT pour pouvoir participer aux formations », s’amuse la bénévole, avant qu’une nouvelle séance ne débute au parc Paul-Mistral.

Sur le sol encore humide de neige fondue, Naïma, aide-soignante, reprend sa respiration. C’est son troisième cours. « J’ai eu envie d’apprendre, parce que je voulais rendre visite à mes patients à vélo. Ça me fait faire du sport, et c’est plus pratique. Aujourd’hui, j’ai bien pédalé. Je pense acheter un vélo avant même que les séances ne se terminent », sourit-elle, imaginant déjà sa future acquisition. Il y a aussi de la remise en selle : c’est le cas d’Ange, qui avait tout arrêté après une chute quand elle était enfant : « J’ai une fille de 9 ans, et j’en avais marre de marcher à côté d’elle quand elle fait du vélo. Je pensais que les huit séances ne suffiraient pas, alors que, dès la première, j’ai réussi à me lancer ! »

Les espaces d’autoréparation, reliés entre eux par la Clavette – la coordination locale des ateliers vélo de la cuvette grenobloise –, ont pour vocation de permettre à toutes et à tous d’apprendre et de transmettre les techniques nécessaires. Certains organisent par exemple des permanences réservées aux personnes transgenres. L’Atelier-vélo du 38, quant à lui, est installé dans un squat autogéré, partagé, entre autres, avec une friperie à prix libres et un lieu de prise en charge pour les réfugiés.

Cette volonté, qui marie partage des compétences et accueil des plus discriminés, était d’abord celle d’Un p’tit vélo dans la tête, association pionnière à Grenoble. Créée en 1994 et aujourd’hui très reconnue, elle livre conseils et outils aux nouveaux venus. C’est notamment grâce aux ateliers mobiles qu’elle propose depuis quelques années que certaines structures ont pu ouvrir. Alain Montillier, membre fondateur, raconte : « Dès 1996, on a décidé de s’associer avec Le Fournil, une association qui aidait les SDF dans leur réinsertion. »

Si la fibre sociale était déjà bien présente, ce partenariat a permis de l’inscrire définitivement au cahier des charges de l’association. Un engagement qui se retrouve d’ailleurs à l’échelle nationale : « Près de la moitié des structures portant un atelier vélo ne font pas que des activités liées au vélo : recycleries, réinsertion, cafés associatifs, ateliers de sérigraphie, Amap, lieux d’information et de débats… Les ateliers vélo sont souvent porteurs de valeurs comme la solidarité, la protection de l’environnement, le partage de connaissances et de savoir-faire, le respect de chacun », complète l’étude de l’Ademe.

Dans le grand atelier du « P’tit vélo », rue de Londres, Régis manie la fourche qu’il vient de changer. En attendant l’aide d’un bénévole, il est songeur : « Bien sûr, il y a le côté bricolage. Mais c’est aussi une question d’autonomie : ne pas être dépendant d’un système qui nous impose une forme de gloutonnerie de la gestion. Ici, on entre dans un cadre de résistance… » « Tu as un problème sur ton cadre ? », le coupe Sri, un ancien de la première heure, d’origine népalaise, qui passe pour le coup de main attendu, avec un sourire de Régis en guise de réponse. À Grenoble, l’engagement prend aussi la forme du vélo.

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