Anne Georget : « Le doc, c’est l’antidote à Twitter ! »

Présidente de la prochaine édition du Fipa, réalisatrice exigeante, Anne Georget défend la singularité du documentaire et le service public, au moment où celui-ci est attaqué.

Jean-Claude Renard  • 17 janvier 2018 abonné·es
Anne Georget : « Le doc, c’est l’antidote à Twitter ! »
© photo : ODD ANDERSEN/AFP

Elle en convient modestement et sans posture : pour sa présidence, le Festival international des programmes audiovisuels (Fipa) est passé d’une personnalité de la culture à une documentariste. Anne Georget succède ainsi à Caroline Huppert et à Didier Decoin, embrassant sérieusement la tâche et la fonction, pour un festival qui a su rester fidèle à l’esprit impulsé par ses fondateurs, il y a maintenant plus de trente ans, cherchant à livrer le meilleur de la télévision.

« Avec la télé, analyse Anne Georget, on a la chance de surprendre quelqu’un qui n’a pas prévu de vous regarder. Quand on fait la démarche d’aller au cinéma, voir un film qu’on a choisi, on a pris le temps de s’intéresser, de consulter les horaires, on a consenti à dépenser de l’argent. Il n’y a pas cette dimension fascinante d’être potentiellement dans le salon des gens. » Parce que, même si les usages ont changé, c’est encore une manière courante de regarder la télévision_. « Tout d’un coup, le téléspectateur peut tomber sur un personnage, une histoire, un récit, une façon de filmer. C’est donc une chance incroyable, avec peut-être la possibilité, pour un réalisateur, de changer une vie, qui sait ? Ou une manière d’appréhender le monde. C’est d’autant plus important à un moment où les “algorithmes” font en sorte de nous enfermer, de nous mettre dans des cases. »_

À l’évidence, Anne Georget, regard décidé et lumineux, a choisi son camp. Celui du service public et du documentaire, sans exclure la fiction ; celui de la capacité à s’émerveiller, le champ de la curiosité, dans la fleur des nerfs. En suivant d’abord un chemin plutôt classique. Née en 1962, elle entre à l’Institut d’études politiques de Paris après ses études secondaires. Après quoi, elle écrit pour différents titres : Le Nouvel Observateur, Le Point, Ça m’intéresse, Géo, Globe, La Vie

Ulcan : l’incroyable bévue du Fipa

À Biarritz, le Fipa (23-28 janvier), partagé entre séries, fictions, et documentaires consacre cette année un focus sur la production israélienne. Quelle a été notre surprise en lisant la présentation d’un documentaire de Daniel Sivan, The Patriot : « Un nouveau type de justicier. Ulcan, un hacker sioniste militant livre une guerre virtuelle et sans merci aux leaders du mouvement antisémite français. » Rappelons qu’Ulcan, Grégory Chelli de son vrai nom, est ce délinquant qui profère des menaces de mort, usurpe des identités, fait intervenir la police chez ses victimes. Ses cibles sont nombreuses : Martine Aubry, maire de Lille, Stéphane Richard, PDG d’Orange, érigés donc au rang de « leaders du mouvement antisémite », comme d’autres cibles du hacker, tels Daniel Schneidermann (Arrêt sur images), Pierre Haski (aujourd’hui président de Reporters sans frontières), Denis Sieffert (directeur de Politis), Pierre Stambul (UJFP), et Jean-Claude Lefort, ou encore Thierry Le Corre, le père d’un journaliste de Rue 89, Benoît Le Corre, mort de crise cardiaque à la suite d’un appel d’Ulcan lui annonçant la mort de son fils. Condamné à maintes reprises, ayant plusieurs plaintes contre lui pour hacking, Ulcan est sous le coup d’un mandat d’arrêt pour « action criminelle ayant entraîné une mort ». Comment les responsables de la sélection du Fipa ont-ils pu passer à côté de tels faits et commettre une telle bévue ? Pierre Haski, Daniel Schneidermann et Denis Sieffert rendent publique ce jeudi une lettre ouverte au Fipa pour protester contre une présentation scandaleuse d’un film qui fait l’éloge d’un personnage aussi peu recommandable.

Très vite, vient l’envie de travailler en équipe et de se confronter à la télévision. En 1988, la jeune journaliste passe une année à l’université de Columbia, à New York, en revient pour entrer à l’agence Capa, où elle travaille pour l’émission hebdomadaire d’actualité de Canal +, « 24 heures ». Il s’agit alors de tourner un sujet pendant une seule journée, au moyen de cinq caméras. Elle couvre la chute du mur de Berlin, la révolution de velours à Prague, la libération de Nelson Mandela, la première Intifada, la fin des Ceausescu. Au bout de deux ans, elle en sort rincée, avec le besoin d’un rythme plus posé. Et frappe à la porte de l’agence Interscoop, fondée par Christophe de Ponfilly et Frédéric Laffont. Elle travaille alors pour un rendez-vous mensuel de France 3, « Du côté de Zanzibar », trempé de sujets abordés par un pas de côté. Une périodicité qui lui convient davantage. C’est là qu’elle signe un premier doc avec Christophe de Ponfilly, W. Street, en 1992, consacré aux grands-mères s’efforçant de protéger et d’aider les enfants de leur communauté défoncés par le crack.

Pour Anne Georget, « c’est une période de formation sans l’esprit “news”, où je n’avais pas le trip de l’adrénaline, mais seulement l’angoisse. Là, je travaillais sur le long cours, mon bon tempo, avec cette idée de regarder le monde d’une manière non frontale ».

D’autres films suivent. En 1998, elle tourne Le Virus fantôme, sur la grippe espagnole qui sévit au lendemain de la Grande Guerre. Puis différents formats et thématiques. Sans toi, sur la mort d’une adolescente vue par ses quatre copines et copains ; En quête d’asile, sur les demandes de réfugiés à l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) ; Éclats de fugue, autour des échappées belles de mineurs en perdition ; Questions d’éthique, dans un centre clinique où s’opposent les points de vue de patients, de familles et de médecins, où sont soulevées notamment des interrogations sur l’acharnement thérapeutique et les handicaps neurologiques.

En 2007, autre tournant, Anne Georget réalise Les Recettes de Minna, autour des carnets de cuisine d’une femme déportée à Terezin, Minna Pächter. Subtil regard, subtile approche. Huit ans plus tard, la réalisatrice développe cette thématique avec Festins imaginaires, partant des camps de concentration vers d’autres lieux d’enfermement, du goulag au Vietnam. « Un film qui pourrait apparaître sombre, noir, reconnaît-elle, mais finalement pleinement tourné vers la vie. »

En 2015, c’est encore un nouveau virage, avec Adoption, le choix des nations, traitant le sujet sous l’angle de la géopolitique internationale, avec ses alliances et ses soubresauts, ses enjeux diplomatiques et politiques confrontés aux dimensions humanitaires. L’année suivante, avec Cholestérol, le grand bluff, elle met en lumière le poids des lobbys pharmaceutiques, décortique les manipulations exercées au profit du business, montre comment on fabrique des faits pour valider des hypothèses.

Une constante dans son travail : une caméra sobre et discrète, une narratrice qui jamais ne se met en avant, pas de commentaire mais un discours pédagogique. Ni sensationnalisme ni spectacularisation. D’un film à l’autre, du droit d’asile au cholestérol, la palette est large. « Je ne m’interdis rien, sinon le doc animalier, qui demande un savoir-faire particulier ! C’est l’une des beautés de ce métier quand on est curieux. Le doc, c’est l’antidote à Twitter, c’est ce qui relève de l’humain, forcément complexe, loin de la dichotomie. Un film, c’est une rencontre avec un livre, une personne, une problématique, même pour les docs en science, au croisement avec les questions de société. Et j’aime les zones grises, là où rien n’est tranché. »

Là où la réalisatrice aime fouiller, creuser, assumer une subjectivité, jusqu’à déranger. Des convictions qu’elle a défendues en prenant la présidence de la Société civile des auteurs multimédias (Scam) entre 2015 et 2017. En obtenant alors auprès de Delphine Ernotte la création d’un nouveau rendez-vous sur France 2, « 25 nuances de doc », une fois par semaine, en troisième partie de soirée. « Dans le paysage télévisuel actuel, pas toujours très sensible au genre, c’est un tour de force », observe le documentariste Didier Cros.

« La télévision possède un vocabulaire pénitentiaire, déplore Anne Georget. On parle de grilles, de cases, de chaînes… Ça ne donne guère envie ! Il faut des moments plus débridés dans la forme et les formats pour retrouver le désir. D’où l’idée de « 25 nuances de doc », qui comble parfaitement cette ambition. Et peu importe sa programmation : ce n’est plus un argument puisque les usages de la télévision ont changé. La télé doit parler à tout le monde, mais pas forcément en même temps. Pour le coup, profitons de la technologie ! »

Documentariste viscéralement attachée au service public, longtemps à France Télévisions avant de considérer Arte comme sa « maison », passée aussi par les rouages institutionnels, elle n’en possède pas moins un regard critique : « Le service public devrait prendre plus de risques, être plus dans l’offre et moins dans la demande. Néanmoins, sans lui, on n’aurait pas ces milliers d’heures de documentaire chaque année. Quand je le compare avec ses homologues étrangers, en Italie ou en Allemagne, et même avec la BBC, je ne suis pas sûre que la France ait à rougir. Il remplit pas mal de ses missions, mais il subit des contraintes, son financement n’est pas pérenne. Il est pris entre l’immobilisme et les valses de décisions. L’audience est le seul critère sur lequel s’accordent les dirigeants, et il fait autorité des députés aux sénateurs, de la tutelle de la Culture jusqu’à Bercy. Si le service public en était libéré, en passant notamment par une augmentation de la redevance, il n’aurait pas à batailler chaque année pour son financement. »

C’est avec ces convictions qu’Anne Georget entend mener la présidence du Fipa. Avant de se plonger dans l’écriture d’un troisième volet des livres de recettes rédigés dans les camps. Parce qu’elle ne s’est pas « lassée du sujet », parce que « j’aimerais rendre compte du phénomène universel, bien plus qu’une exception ». Avec toujours cette volonté d’éviter le regard frontal.

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