Les Traoré : famille courage

Depuis la mort d’Adama Traoré à la suite d’une interpellation policière, tous ses frères et sœurs se sont investis dans une quête de vérité. Malgré les pressions subies et l’acharnement de l’État.

Vanina Delmas  • 10 janvier 2018 abonné·es
Les Traoré : famille courage
© photo : Julien Mattia/NurPhoto/AFP

Nous sommes rassemblés devant le tribunal de Pontoise pour dénoncer l’acharnement judiciaire que subit ma famille. D’ailleurs, j’ai demandé à mes frères de ne pas m’accompagner aujourd’hui pour éviter qu’un quatrième ne se retrouve en prison », clame Assa Traoré sous le regard des policiers sécurisant l’accès au palais de justice. Le froid glacial de ce mardi 19 décembre n’a pas découragé les soutiens les plus fidèles de la famille Traoré.

Le désir de vérité et de justice anime Assa depuis maintenant dix-huit mois. Depuis la mort d’Adama, son petit frère, dans la cour de la gendarmerie de Persan, dans le Val-d’Oise. Sa voix ne tremble pas, ses mots brisent les tabous, ses silences percutent les esprits, sa colère ne plonge jamais dans le pathos. À chaque prise de parole, le même réflexe : arborer le tee-shirt « Justice pour Adama », citer le nom d’Adama Traoré autant de fois que possible et rappeler les faits – rien que les faits –, pour contrer la multitude de mensonges et d’approximations énoncés tour à tour par les gendarmes, le procureur de la République de Pontoise, Yves Jannier, et la maire de Beaumont-sur-Oise, où vit la famille Traoré (voir l’édito écrit par Assa Traoré).

Depuis qu’ils ont forcé le destin en obtenant une seconde autopsie et en rétablissant un début de vérité, les Traoré subissent un acharnement judiciaire sans fin. En un an et demi, trois frères ont été placés derrière les barreaux, un quatrième a passé 53 heures en garde à vue. Yacouba, l’un des plus jeunes, est poursuivi pour violences envers un ancien codétenu d’Adama, mais aussi pour l’incendie d’un bus lors des révoltes dans le quartier Boyenval, et pour violences envers les forces de l’ordre. Des faits renvoyant au 19 juillet 2016, jour de la mort d’Adama. Cherchant son frère partout, il a effectivement mis son pied dans la porte de la gendarmerie pour entrer et exiger des réponses. Quant à Bagui, seul témoin de ce jour funeste, il est mis en examen depuis plus d’un an. Il risque notamment la plus lourde peine prévue par le code pénal, car il est poursuivi pour « tentative d’assassinat sur personnes dépositaires de l’autorité publique ». En cette période de fêtes, c’est au parloir que la famille lui a porté son colis de Noël. Passage obligé par la fouille, poussée jusqu’aux sous-vêtements. La petite joie des retrouvailles a rapidement été ternie. Dernièrement, des accusations de trafic de drogue et d’extorsion de fonds sont venues allonger la liste des méfaits imputés à la famille. « Il ne manque plus que trafic d’armes et terrorisme », glisse Assa.

Un entêtement, une obsession de l’État vécus comme une machination visant à désarçonner les Traoré sur le plan moral, physique et financier, puisque chaque nouvelle poursuite engendre des frais de justice. Leurs économies y sont déjà passées, une cagnotte en ligne [1] permet de les aider ponctuellement. « On s’attend tous à être arrêtés un de ces jours, confie Lassana, l’un des aînés. Je viens d’avoir un petit garçon, j’aimerais avoir l’esprit plus serein. Nous sommes presque obligés de nous justifier d’avoir perdu quelqu’un. C’est vraiment le monde à l’envers. Nous n’avons même pas pris le temps de souffler et de vraiment prendre conscience que notre petit frère n’est plus là. »

Assa, la sœur guerrière

Devant le tribunal de grande instance de Pontoise, où s’est jouée une partie du tragique destin de sa famille, Assa Traoré n’a pas peur. « Aujourd’hui, j’ai le micro, venez me chercher, laissez mes frères tranquilles !, lance-t-elle en guise de défi. Si on m’enferme, le combat continuera, plus fort ! » À 32 ans, elle mène ce combat jour et nuit. Chacune de ses journées ressemble à un marathon sans ligne d’arrivée. Son téléphone sonne ou vibre sans arrêt. Elle dégaine ses écouteurs dès qu’un appel urgent arrive. Sur le qui-vive, toujours. Parfois érigée malgré elle en symbole de la lutte contre les violences policières, elle ne se revendique jamais porte-parole d’une cause. Elle reste bien ancrée dans le réel, les responsabilités ne l’effrayent pas.

Devenue éducatrice en prévention spécialisée par vocation, Assa connaît bien la précarité des familles, le quotidien de ces jeunes confinés dans les quartiers populaires. Une casquette de grande sœur qu’elle a également enfilée chez elle à la mort de son père. Elle n’avait que 14 ans mais était « la plus grande parmi les plus jeunes ». Alors elle a assumé : les devoirs des enfants, les réunions à l’école, les papiers administratifs, les convocations au commissariat, les coups de téléphone à l’avocat… Car la famille n’a jamais caché quelques soucis avec la justice. « Elle m’a surpris, elle s’est vraiment dévouée pour le bien-être de tous, le bon fonctionnement de la cellule familiale et de la maison, confie Lassana. À la mort d’Adama, elle a naturellement réagi comme une maman qui perd son fils et qui est prête à tout pour connaître la vérité. »

Et obtenir la reconnaissance de dignité à laquelle elle et les membres de sa famille ont droit. Comme lorsqu’elle force le protocole présidentiel lors de leur venue au Mali pour l’enterrement d’Adama. « J’ai dit aux officiels que si je ne voyais pas le président malien avant mon départ, je lui ferais la pire médiatisation possible, car l’ambassade du Mali n’a pas pris position face à ce qu’on a subi, raconte-t-elle. Il nous a reçus juste avant mon vol de retour, avec sept ou huit ministres, et il a mis le ministre de la Justice à notre disposition chaque fois que celui-ci vient en France. Ils ont essayé de se rattraper comme ils pouvaient. » Un culot efficace, mais dont sa mère a eu un peu honte. « Elle a immédiatement dit au Président : “Excusez-les, ce sont des enfants français !” », se souvient Assa, amusée.

Dans le livre Lettre à Adama [2], coécrit avec la journaliste Elsa Vigoureux, Assa Traoré dévoile la source de son énergie : sa famille. « Nos douleurs heurtées les unes aux autres fabriquent comme une électricité en moi. Je vais te défendre, je vais nous défendre. Savent-ils qui nous sommes ? », écrit-elle. « Derrière le visage d’Assa que tout le monde voit, il y en a quinze autres avec la même rage et la même envie de vérité. Ils ne sont pas tombés sur une famille quelconque », souligne son grand frère, né d’un premier mariage.

L’entraide dans leurs gènes

Le père d’Assa et de ses frères et sœurs, Mara-Siré Traoré, était le ciment de cette famille de 17 enfants, âgés de 20 à 45 ans. Et même s’ils n’ont pas tous la même mère, il n’y a jamais eu aucune différence entre eux. Pas une famille recomposée, mais « une famille complémentaire ». Leur enfance et les valeurs de leur père ressurgissent dans leur combat : la détermination, la communication, la dignité. Et l’entraide qui avait déjà poussé leur père à quitter son Mali natal pour la France, afin de subvenir aux besoins de sa famille restée au pays.

Un même désir de vérité a réuni les frères et sœurs après la mort d’Adama. Et chacun a trouvé sa place dans ce combat, selon son tempérament, son expérience et ses envies. Youssouf pour la logistique, Cheikné toujours présent aux événements, tout comme Baï et ses copines, qui aident volontiers… Mais il y a aussi ceux qui restent davantage dans l’ombre. « Ma sœur Koudjé, qui vit à Barcelone, n’est pas sur le terrain, mais son côté affectueux est très précieux pour nous rassurer quand ça ne va pas, prendre les enfants en vacances, nous aider dans notre vie de tous les jours, confie Assa. Quant à Lassana, c’est le grand frère par excellence. Aucune décision n’est prise sans lui ! »

Un amour sincère au quotidien. Tous s’excusent de ne pas être objectifs quand ils décrivent la place d’Adama dans leur « famille formidable » : un sourire imperturbable, un tonton joueur, un fan absolu de football, un globe-trotter, un justicier pour ses amis, conciliant et téméraire, ce qui le conduisait parfois à se heurter aux forces de l’ordre…

Cette solidarité sans faille s’est forgée au sein du comité Justice et vérité pour Adama. Les nombreux amis du jeune homme et de la famille ainsi que des voisins s’y sont ajoutés, élargissant le cercle de confiance. « Notre famille vit à Beaumont-sur-Oise depuis plus de trente ans, alors les habitants nous connaissent, et tous ont été choqués par la mort d’Adama. Depuis, ils nous aident, nous soutiennent dès qu’il y a un événement », déclare Samba Traoré, très impliqué dans le combat local. Il avait notamment mis en place une médiation autonome pour calmer les tensions nées dans le quartier Boyenval à la suite du drame. Même ce geste d’apaisement a été réprimé par les autorités. Une réalité en contradiction avec l’image de voyous véhiculée par les autorités.

Nouvelle génération

Se fiant à leur instinct, les Traoré ont su s’entourer des bonnes personnes, que ce soit leur avocat, Me Yassine Bouzrou, ou des militants de longue date reconnus, comme Almamy Kanouté, malheureusement habitué à accompagner les victimes des violences des forces de l’ordre. « Je leur ai dit qu’il y aurait des hauts et des bas, qu’il faudrait rester sur ses gardes, car ce sont à chaque fois les mêmes mécanismes qui sont utilisés par l’État. Je ne compte plus le nombre de familles à qui on a demandé de ne pas faire de bruit, d’avoir confiance en la justice, explique Almamy Kanouté, devenu un ami d’Assa. Mais la priorité absolue est qu’ils se fient toujours à leur ressenti, d’avoir le dernier mot, car personne ne peut se mettre à leur place ! »

Un conseil notamment appliqué aux médias. L’un des premiers réflexes d’Assa a été de prévenir certains journalistes de la mort d’Adama. Sa hantise : que le décès de son frère soit résumé en deux lignes, noyé dans la rubrique « faits divers » des journaux. Depuis, Assa et le comité gèrent intelligemment leur communication, notamment via leur page Facebook : affiches, textes factuels ou plus personnels, appels à se mobiliser, vidéos de témoignages, et même une reconstitution de la poursuite et de l’interpellation d’Adama dans les rues de Beaumont-sur-Oise.

Une transparence et une intransigeance assumées pour tout maîtriser. Les apparitions publiques aussi. Hawa, sœur jumelle d’Adama, et Lassana participent aux événements organisés près de chez eux, dans le sud de la France. Mais Assa est toujours la plus demandée. Charismatique et très à l’aise devant les caméras ou en public, elle a joué un rôle déterminant dans la diffusion de leurs messages, de leur quête de vérité.

Cette fratrie représente une nouvelle génération née en France, qui ne veut plus raser les murs, baisser la tête et se taire. Ces hommes et ces femmes ont entamé malgré eux leur mue vers le militantisme de terrain, mais restent vigilants face aux tentatives de récupération par les politiques ou certaines associations. L’an passé, ils n’ont pas marché pour la justice et la dignité avec les autres familles victimes de violences policières, mais ils seront présents cette année, le 17 mars. « Le mot “convergence” est souvent employé, mais ce n’est pas encore le moment pour nous, même si nous apportons régulièrement de la force à d’autres luttes. Si nous devons nous unir un jour, ce sera pour changer ce système, car les forces de l’ordre ne se lèvent pas un matin en se disant “je vais tuer Adama Traoré, Zyed et Bouna, Lamine Dieng, ou violer Théo”. L’affaire Adama n’est pas que judiciaire, elle est politique. »

Pour Assa, le combat pour son frère, pour ses frères, passe avant tout. Dans l’affaire d’Adama, trois plaintes ont été déposées pour « violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner », pour « non-assistance à personne en danger », et contre une gendarme pour « faux en écriture publique et dénonciation calomnieuse ». Les auditions des forces de l’ordre, des pompiers, du Samu, des témoins – dont Bagui – sont en cours. L’espoir de voir les gendarmes mis en examen et d’obtenir un procès fait tenir la famille debout, plus soudée que jamais.

[1] www.justicepouradama.com/soutenir/

[2] Lettre à Adama, Assa Traoré avec Elsa Vigoureux, Seuil, 2017.

Pour aller plus loin…

Amnesty International alerte sur les dangers de l’intelligence artificielle
Libertés 24 avril 2024 abonné·es

Amnesty International alerte sur les dangers de l’intelligence artificielle

Ce mercredi 24 avril, l’ONG publie son rapport annuel sur la situation des droits humains dans le monde. Un volet important est accordé cette année aux technologies de l’IA et à leurs impacts.
Par Tristan Dereuddre
« Les quartiers populaires ne sont pas des déserts politiques »
Sociologie 19 avril 2024 abonné·es

« Les quartiers populaires ne sont pas des déserts politiques »

Ulysse Rabaté, chercheur en science politique de l’Université Paris 8 Vincennes-Saint Denis, retrace dans son ouvrage Streetologie la culture de vie des quartiers populaires comme moteur à pratiques politiques.
Par Léa Lebastard
­À la Maison des métallos, des mineurs isolés se mobilisent pour leurs droits
Luttes 18 avril 2024 abonné·es

­À la Maison des métallos, des mineurs isolés se mobilisent pour leurs droits

Depuis le 6 avril, des mineurs isolés du collectif des jeunes du parc de Belleville ont décidé d’occuper ce lieu parisien symbolique des luttes sociales, pour dénoncer leur situation, davantage fragilisée par l’arrivée des Jeux olympiques.
Par Léa Lebastard
Au procès des militants basques de Louhossoa, un parquet antiterroriste obtus
Justice 18 avril 2024 abonné·es

Au procès des militants basques de Louhossoa, un parquet antiterroriste obtus

Les 2 et 3 avril derniers, à Paris, Jean-Noël « Txetx » Etcheverry et Béatrice Molle-Haran répondaient de leur participation à l’opération de désarmement de l’organisation de lutte armée ETA en 2016, à Louhossoa, au Pays basque. Avec cette question : un acte illégal, mais qui s’est avéré légitime, mérite-t-il d’être puni ?
Par Patrick Piro