Souffrance professionnelle à l’hôpital : les remèdes des soignants

Suicides, harcèlement, cadences infernales, privatisation rampante… L’hôpital craque, mais la communauté médicale se mobilise pour piloter les changements qui s’imposent.

Ingrid Merckx  • 31 janvier 2018 abonné·es
Souffrance professionnelle à l’hôpital : les remèdes des soignants
photo : Manifestation pour de meilleures conditions de travail devant l’AP-HP le 4 décembre 2017.
© AFP/michel stoupak

Dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), les coupes budgétaires vont s’aggraver. Conséquences : maltraitance institutionnelle pour les résidents et souffrance pour les personnels, dénonce le collectif Notre santé en danger, mobilisé le 30 janvier. « On nous pressurise depuis des années, nous sommes arrivés à un point de bascule », alerte Jean-Pierre Salvarelli, membre du Syndicat des psychiatres des hôpitaux (SPH) et chef de pôle au Vinatier, à Lyon, l’un des plus gros hôpitaux psychiatriques de France. L’hôpital est à l’os. La souffrance éthique et professionnelle est à son comble. Les lettres à la ministre Agnès Buzyn se multiplient pour poser les diagnostics mais aussi proposer des traitements.

Hôpital de Denain (Nord)

Les personnels et la direction de l’hôpital de Denain, près de Valenciennes, sont sonnés. Le 16 décembre, une infirmière a tenté de mettre fin à ses jours sur son lieu de travail. Elle venait d’être mutée. Ses collègues l’ont trouvée à temps. Mais, le 10 janvier, un de ses collègues infirmiers a été retrouvé pendu chez lui, au soir d’un entretien avec sa direction. Comme sa collègue, il avait moins de 30 ans et avait pris de l’insuline.

« Les policiers désespérés retournent leur arme contre eux, les infirmiers, c’est leurs seringues », soupire Christophe Lauwers, secrétaire général de la section CGT de l’hôpital. Il y travaille depuis 1993. Jamais il n’a connu situation aussi dramatique. « La CGT a saisi le Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail [CHSCT]_. Tout le monde est très mal. Le pire, c’est de se dire que nos alertes n’ont pas été entendues. Les risques psycho-sociaux, ça n’est pas la malchance. »_ La direction refuse de faire le lien entre les deux drames, mais l’hôpital était en redressement depuis 2014, des postes ont été supprimés, les cadences sont devenues infernales…

« Le directeur doit faire avec les contraintes que lui impose l’Agence régionale de santé [ARS] », reconnaît Christophe Lauwers. Le plan de retour à l’équilibre prévoyait 1,2 milliard d’économies. « Mais on ne fait pas d’économies sur l’humain sans conséquences. Les collègues sont en souffrance. Parce que, quand on court d’une tâche à l’autre – administrative, logistique – sans passer de temps auprès des patients, on perd le sens de ce qu’on fait. » En Ehpad, c’est le summum : « Les aides-soignants n’ont même plus le temps de faire les soins, ils se contentent de “TMC” [“tête-main-cul”]_. En psychiatrie, des sorties étaient organisées à la piscine ou en forêt. Aujourd’hui, les patients qui arrivent le matin doivent ressortir le soir. »_

À ces souffrances au travail s’ajoutent celles induites à l’extérieur : « La vie familiale est lourdement impactée par nos rythmes de travail. Quand les collègues rentrent chez eux, ils sont rappelés pour des remplacements. S’ils ne peuvent pas, ils culpabilisent de laisser tomber équipes et patients. S’ils se libèrent, ils culpabilisent de laisser tomber leur famille… » Selon Christophe Lauwers, il faut revoir les cadres de fonctionnement, mais aussi soulever un problème de société : les hospitaliers sont mal considérés. « Ça se sent aux urgences, où les rapports sont parfois violents. »

Nantis ? Infirmiers et aides-soignants sont censés être aux 35 heures. Un service de l’hôpital de Denain avait dépassé les 5 000 heures supplémentaires. Un infirmier en début de carrière gagne 1 500 euros en travaillant les dimanches et les week-ends, 2 300 euros en fin de carrière. « Et les aides-soignants sont smicards en faisant matin, après-midi et soir à l’hôpital. » Comme pistes d’amélioration urgente, le syndicaliste réclame d’abord le retour des équipes de remplacement supprimées. « L’hôpital public est en plein malaise financier – la T2A [tarification à l’unité] nous a flingués – mais surtout professionnel et humain. »

CHU de Grenoble (Isère)

Au centre hospitalo-universitaire de Grenoble (CHU), un neurochirurgien de 36 ans a été retrouvé mort au bloc opératoire le 2 novembre au matin. Il ne faisait pas partie des cinq dossiers déjà en possession de l’Association nationale Jean-Louis Mégnien de lutte contre la maltraitance et le harcèlement. Le bloc avait été réorganisé ces derniers mois, les horaires modifiés, le planning surchargé. « Et les chirurgiens se faisaient encore engueuler parce qu’ils faisaient moins d’opérations que la clinique d’à côté !, s’indigne Laurence Bouillet, cheffe du service de médecine interne du CHU. On est arrivés au bout de cette logique infernale de rentabilité et de mainmise intolérable de la gestion sans raisonnement médical. » Les médecins n’ont plus voix au chapitre : « On s’est laissé dépouiller par les gestionnaires. Beaucoup ont pensé : ça n’est pas notre métier. Aujourd’hui, l’administration ne cesse de demander des comptes. Des entrées. Des séjours. Et 10 % d’activité en plus. Les médecins disent stop ! »

Le niveau d’alerte dans cet hôpital était tel qu’Agnès Buzyn, la ministre de la Santé, y a dépêché, le 3 novembre, le Médiateur national, Édouard Couty. Plus de 30 personnes ont été auditionnées, puis des restitutions orales ont été faites devant la gouvernance du CHU et les équipes concernées : neurochirurgie, blocs opératoires, néphrologie et réanimation. « Le docteur Laurent S., qui venait de signer, le 25 octobre, son contrat de praticien hospitalier, soit quelques jours avant son geste fatal […], “portait la neurochirurgie” [selon ses collègues] », écrit Édouard Couty dans son rapport du 30 novembre. Les tableaux de garde montrent un très fort investissement de sa part […], il assurait le plus gros volume d’activité dans ce service. » Très engagé, très apprécié, ce fils d’infirmiers venait de perdre son père dans la salle de déchoquage, proche du bloc. « Le choix du lieu a une signification », poursuit le médiateur, qui constate que les équipes ont été « profondément traumatisées » par ce drame. Il note « un décalage trop important entre le discours institutionnel et la réalité du terrain », ainsi qu’un « management très orienté vers les problématiques budgétaires » et « laissant peu d’autonomie aux acteurs sur le terrain ». Ses préconisations : des départs et des embauches mieux préparées, une plus grande attention aux signaux d’alerte et un management « plus orienté sur la confiance » et la « bientraitance », « plus participatif ».

« L’hôpital craque de partout, mais toute une communauté médicale prend son destin en main », se réconforte Laurence Bouillet. Ce drame a libéré la parole dans un milieu où l’on redoute des pressions, la mise au placard, la déconsidération. « Jusque-là, on n’imaginait pas que les médecins puissent avoir recours à la médecine du travail. Il faut mieux repérer les signaux d’alerte », insiste la cheffe de service. Elle invite aussi la Commission médicale d’établissement (CME) à se redéfinir « comme une force d’opposition » et à cesser « de parler chiffres pour parler projets médicaux ». Selon elle, il faut accepter qu’un CHU – qui fait de l’enseignement, de la recherche et des soins de très haute qualité – ne soit pas « forcément rentable ».

Aubagne (Bouches-du-Rhône)

« L’Agence régionale de santé Paca fait une proposition inédite en France : choisir de fermer des lits de réanimation publics et de laisser cette activité à une clinique privée », expliquent les anesthésistes-réanimateurs du centre hospitalier Edmond-Garcin (CHEG) d’Aubagne à Agnès Buzyn, dans une lettre du 18 décembre 2017. Ils sont stupéfaits. La réanimation a été agrandie et modernisée par l’ARS en 2012 (3,6 millions d’euros) ; depuis sept ans, l’activité du service est forte dans ce territoire de 230 000 habitants ; « tous les voyants étaient au vert ». Mais l’ARS, qui ne voulait maintenir qu’un seul service de réanimation dans la région, a arbitré en faveur de la clinique privée La Casamance, au détriment du CHEG, qui verra transformer sa réanimation en simple service de surveillance. « Les urgences seront assurées », garantit Ahmed El-Bahri, directeur de l’organisation des soins à l’ARS. Mais la décision interroge aussi l’utilisation des financements publics. L’équipe du CHEG réclame une table ronde, le retrait du projet et la réécriture d’un schéma régional d’organisation des soins « avec les acteurs locaux » et « en adéquation avec les besoins de santé ».

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Société Santé
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