Professeur André Grimaldi : «  À l’hôpital, ce qu’on avait prédit est en train d’arriver  »

Une partie de la communauté médicale demande à la ministre Agnès Buzyn de mettre fin à la tarification à l’activité à l’hôpital et de trouver des financements adaptés aux pratiques. Les explications d’André Grimaldi.

Ingrid Merckx  • 31 janvier 2018 abonné·es
Professeur André Grimaldi : «  À l’hôpital, ce qu’on avait prédit est en train d’arriver  »
© photo : LIONEL BONAVENTURE/AFP

Le 11 décembre 2017, Agnès Buzyn déclare dans Libération : « Sur l’hôpital, nous sommes arrivés au bout d’un système. » La ministre de la Santé remet en cause la tarification à l’activité (T2A). Elle reproche à ce mode de financement, issu du plan « Hôpital 2007 », d’avoir laissé « croire à l’hôpital public qu’il devait se concentrer sur des activités rentables ». Sonnée par les économies (1,6 milliard d’euros) réclamées à l’hôpital dans le cadre du projet de loi de finances 2018, la communauté médicale entend que la ministre, « d’abord médecin », ouvre une brèche dans l’« hôpital entreprise ». Une disposition qui leur impose toujours plus d’activités (pour être rentables), avec des tarifs de plus en plus bas (pour être compétitifs), au mépris souvent des patients, des confrères et de l’idée qu’ils se font de l’hôpital et de la médecine.

Le 15 janvier, une tribune paraît dans Libération accompagnée d’un millier de signatures : « Hôpital public : urgence ! »_. « Nous, médecins hospitaliers et cadres de santé signataires, au-delà de toute sensibilité syndicale ou politique, soutenons la volonté exprimée par la ministre d’améliorer la pertinence des soins en réduisant la disparité injustifiée des pratiques, en supprimant la prescription d’examens inutiles, en améliorant la coordination entre la ville et l’hôpital, en favorisant la prise en charge ambulatoire à chaque fois qu’elle ne compromet pas la qualité des soins, en aidant à la construction d’un véritable service de santé de proximité… »_ André Grimaldi, l’un des initiateurs de cette tribune, apporte ici des explications.

L’hôpital est-il à un tournant ?

André Grimaldi : Notre lettre est partie d’un collectif de l’Assistance publique mobilisé depuis le rapport Larcher, qui s’est traduit par la loi hôpital patients santé et territoires (HPST) du 21 juillet 2009. Ce qu’on avait prédit est en train d’arriver. Cela a d’ailleurs été consigné dans un livre, Gouvernance de l’hôpital et crise des systèmes de santé [1]. Patrick Mordelet, ancien directeur d’hôpitaux et partisan de la médecine industrielle, y analyse l’évolution de l’application à l’hôpital de l’équivalent de l’Accord général sur le commerce des services (AGCS) à l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Il décrit toutes les étapes de privatisation du service public de santé en passant par celle du « privé non lucratif », lequel permet d’embaucher des professionnels en qualité de contractuels et de conditionner leur intéressement financier à l’activité, et autorise un établissement à faire faillite pour être racheté par le privé à but lucratif. C’est le modèle défendu par un certain nombre de directeurs et quelques confrères.

De plus en plus de tâches externalisées

Blanchisseuse, chauffagiste, plombier, cuisinière, agent de sécurité, informaticien : eux aussi font tourner l’hôpital. Mais ils font de moins en moins partie du personnel. Les effectifs fondent. Ou les tâches sont externalisées. Services de ressources humaines, services administratifs, services à la personne : la tendance est à tout faire sortir, sauf le soin. Le cas emblématique, c’est celui de la restauration, désormais déléguée à des prestataires privés. À la cuisine centrale de l’hôpital de Morlaix (Finistère), l’externalisation de la production chaude devrait conduire à la suppression de 17 à 20 postes le 1er juin. Soit un tiers des 60 agents qui préparent 800 000 repas par an. Une première étape avant la fermeture. En novembre, c’étaient les agents d’entretien du centre hospitalier de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) qui manifestaient contre leur remplacement par un intervenant extérieur.

Nous sommes arrivés à ce tournant : l’hôpital, déjà en gestion privée, doit-il passer sous statut privé ? La France devra faire face à un déficit de 60 milliards d’euros dans les cinq ans. Comment le régler sans supprimer des dépenses publiques ? Les hôpitaux accusent déjà une dette globale de 1,5 milliard d’euros. Mais ils ne peuvent plus continuer à développer leur activité tout en baissant les tarifs. Ils sont étranglés.

Une telle initiative, transdisciplinaire, c’est inédit ?

La lettre est paraphée par des médecins de tous âges et de tout grade, des présidents de commission médicale d’établissement (CME), des chefs de service, des présidents de syndicat, des cadres de santé qui représentent des équipes… Alors que la loi HPST entérinait la fin des équipes à l’hôpital, médecins, cadres et infirmiers expriment aujourd’hui une convergence de leur vécu. Les cadres, qui étaient considérés comme les courroies de transmission de l’administration, sont dans un état de souffrance terrible. La communauté médicale se mobilise dans son ensemble. La force de ce que l’on dit tient au fait que ça fait dix ans qu’on le répète.

Que reprochez-vous aux hôpitaux privés non lucratifs ?

Qu’a fait le directeur de Saint-Joseph [Paris XIVe] en arrivant ? Il a supprimé le service sida, pas rentable. Il a « acheté » un orthopédiste à la Pitié-Salpêtrière et absorbé la clinique Arago. Il fait son « mercato » ! À l’Institut mutualiste Montsouris, dans le XIVe arrondissement parisien, il n’y a pas de service d’urgences et les malades relevant de l’urologie sont sélectionnés en fonction de leur pathologie. Le privé non lucratif est obligé de faire le tri dans ses activités pour privilégier les plus rentables, la chirurgie ambulatoire notamment. C’est ce qui s’est passé en maternité : les accouchements par voie basse n’étant pas rentables, les maternités privées ont fermé ou augmenté leur taux de césariennes…

L’hôpital public peut être mis sous tutelle de gestion, mais il ne peut pas faire faillite. Les hospitaliers ont le sentiment de faire « comme dans le privé », mais sans les avantages. Il faut un système mixte : public et privé non lucratif travaillant en complémentarité. Le privé lucratif n’a pas lieu d’être en matière de santé : il n’y a pas de raison que les recettes de la Sécurité sociale alimentent les dividendes d’actionnaires.

Comment en finir avec le « tout T2A » ?

Créée pour la chirurgie standardisée et programmée, la T2A a été généralisée à toutes les activités médicales. Elle n’a pas été utilisée comme une technique de financement, mais comme une politique : l’hôpital est devenu une grande surface qui vend de l’activité. Ce projet a été mené avec l’idée que l’hôpital, en gardant ses missions publiques, devait observer une gestion privée. D’où le débat sur la convergence tarifaire avec les cliniques. Il fallait que l’hôpital reste « compétitif » et ne laisse pas « des parts de marché » aux cliniques privées… Les équipes de soins ont disparu au profit d’une gestion « rationnelle », comme sur une chaîne de production, et en développant la polyvalence et la mobilité des infirmiers et des infirmières. Or, l’un des grands intérêts de l’hôpital, c’est le travail en équipe.

Dans le privé, souvent, un chirurgien opère dans une clinique un jour et dans une autre le lendemain. Cette médecine est possible pour certaines opérations programmables : canal carpien, cataracte, hernie, petit cancer du sein, etc. Ça ne couvre qu’une faible partie de la médecine. On a certes besoin de technicité et de développer l’ambulatoire, mais, le grand défi, c’est de soigner les 20 millions de malades chroniques.

Que préconisez-vous ?

Si la santé est un bien commun, celui-ci ne doit être ni étatisé ni privatisé. C’est l’idée géniale de la Sécurité sociale à sa création en 1945 : des revenus dédiés par cotisations et gérés en dehors de l’État. Les mutuelles s’y sont ralliées un ou deux ans plus tard avec, en échange, le fameux « ticket modérateur » de 20 %, qui n’a jamais rien modéré. Le système de financement a donc très vite été mixte. Comme la coexistence public-privé. Ceci a fonctionné jusqu’à la fin des années 1970. Depuis, on régule à la godille : d’un côté, le budget hospitalier, la dotation globale, l’Ondam [2], instauré par Alain Juppé ; de l’autre, le forfait hospitalier, les franchises médicales (Nicolas Sarkozy) et la mutuelle d’entreprise obligatoire instaurée par l’Accord national interprofessionnel (François Hollande)…

Je continue à défendre un système public avec un remboursement à 100 %. Mais la Sécu ne peut pas tout rembourser. Il faut donc se mettre d’accord sur un panier de soins et de prévention solidaire. Il y a beaucoup de gaspillage, des surprescriptions (vitamine D, par exemple) ou des prescriptions inutiles (scanner, IRM…). C’est un vrai problème de démocratie sanitaire. Il faudrait aussi interrompre la double gestion Sécu et mutuelles complémentaires, dont les frais de gestion sont identiques (7 milliards) alors que les mutuelles ne remboursent que 13,5 % des soins.

Quels modes de financement pour l’hôpital ?

Trois sont possibles : le prix de journée, comme à l’hôtel, ce qu’on a fait jusqu’en 1980. La dotation (comme pour l’Éducation nationale ou l’armée), ce qu’on a fait de 1981 à 2004. Et le paiement à l’acte ou à l’activité, de type libéral-commercial, qu’on a mis en place en 2004 en affirmant que ça ne correspondrait qu’à 50 % du mode de financement, jusqu’à ce que Nicolas Sarkozy le généralise à 100 % en septembre 2008. Pour les maladies chroniques, c’est complètement inadapté. Il faut un mode de financement par dotation : un budget associé à un projet médical.

Des grands partisans de la T2A préféreraient voir rémunérer des « périodes de soins ». À savoir un système forfaitaire avec une sorte de « garantie après-vente » pour un mois ou plus. Cela peut fonctionner notamment pour la chirurgie ambulatoire, mais avec de possibles effets pervers qui pénaliseraient la prise en charge des plus pauvres ou des patients ayant des polypathologies, car ce sont surtout eux qui sont réhospitalisés. L’arme fatale, c’est la mise sous autorisation préalable (MSAP) : pour chaque étape non prévue – un soin, un examen supplémentaire, une nuit d’hôpital –, le financeur doit donner son accord. Pour l’instant, c’est la Sécu, mais à terme ce seront les mutuelles. Enfin, pour les soins palliatifs, il n’y a que le prix de journée qui puisse vraiment convenir.

Chaque mode a ses avantages et ses inconvénients. Il doit donc être régulé et combiné avec d’autres. Mais il faut discuter avec les professionnels. Or, on laisse des managers tirer les cartes en s’inspirant du système états-unien qui continue de fasciner, même si ses résultats globaux sont très mauvais. Exemple : le paiement à la qualité, nouvelle menace. On échafaude des indices de qualité et on paie en fonction du résultat. En France, cela s’appelle « revenu sur objectifs de santé publique ». On a intégré des activités légitimes (missions de santé publique), mais, sur la qualité des soins, c’est ubuesque : prime pour la prescription d’examens, prime aux résultats ou encore à la procédure… Quelle est la logique médicale ?

Après les regroupements en grands pôles techniques, que deviennent les hôpitaux de proximité ?

Il existe trois médecines. Celle des maladies bénignes : cystites, colique néphrétique, gastro-entérite, lumbago, sciatique, entorses, grippe non sévère, etc. et la chirurgie simple. La médecine libérale y répond bien. Ensuite, la médecine des maladies aiguës graves et des gestes techniques complexes : greffe d’organes, infarctus du myocarde, AVC, chirurgie complexe… Pour celle-ci, les centres hospitalo-universitaires (CHU) et les grandes unités régionales restent très performants. Enfin, la troisième médecine concerne les maladies chroniques. Là, notre système est totalement inadapté. Je propose qu’un médecin qui suit un patient diabétique, par exemple, se voie remettre une dotation à l’année (disons 200 euros) et qu’il la gère avec son patient en fonction de ses besoins.

Il reste assez de médecins en France, mais il faudrait mieux les répartir et décider d’un mode de financement qui offre plus de temps à ceux qui en ont le plus besoin. Agnès Buzyn a déclaré qu’elle nous répondrait en février. C’est bien, car nous voulons être associés à l’élaboration d’une réforme. Que les professionnels fassent des propositions en fonction de leur discipline afin de lancer une grande concertation et de redonner le pouvoir aux soignants.

[1] Presses de l’EHESP, 2006.

[2] L’Objectif national de dépenses d’assurance maladie.

André Grimaldi Professeur de diabétologie à l’hôpital parisien de la Pitié-Salpêtrière. Dernier ouvrage paru : Les Maladies chroniques. Vers la troisième médecine, avec Yvanie Caillé, Frédéric Pierru et Didier Tabuteau, éd. Odile Jacob, 2017.

À lire aussi dans ce dossier :

Hôpital : « Entre le marteau et l’enclume »

Souffrance professionnelle à l’hôpital : les remèdes des soignants

Société Santé
Temps de lecture : 11 minutes

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