À l’ouest d’Eden

Avec Prière pour ceux qui ne sont rien, Jerry Wilson raconte le quotidien des sans-abri de Boise, dans l’Idaho. Un récit sans compromis.

Pauline Guedj  • 28 février 2018 abonné·es
À l’ouest d’Eden
© Le Serpent à plume

Lorsqu’il évoque Prière pour ceux qui ne sont rien, son premier livre, paru aux États-Unis en 2015 dans une relative confidentialité, Jerry Wilson parle toujours de ses protagonistes au passé. Série de récits courts, de nouvelles rassemblées par une unité de lieu, les parcs de Boise, la capitale de l’Idaho, dans l’Ouest états-unien, et par une troupe de personnages que l’on retrouve d’un texte à l’autre et dont on suit le quotidien, l’ouvrage est le portrait choral de groupes de sans-abri que Wilson a rencontrés lorsqu’il arpentait les espaces verts de la ville.

Lui-même « solitaire », comme il aime à se définir, Jerry Wilson a été tour à tour routier, gardien de nuit, plongeur et garde forestier. Treize ans passés dans les immenses parcs de la ville de Boise, au pied des Rocheuses, à surveiller et à nettoyer. De cette expérience, il a tiré un volet d’histoires poignantes, nées un peu par hasard, autant de versions allongées de ce qui n’était au départ qu’un email envoyé à l’un de ses amis.

Tranches de vie de protagonistes souvent crus, parfois drôles, cyniques et grotesques, imprévisibles, lucides, le livre de Wilson est hanté par la mort. « Des douzaines de personnes que j’ai rencontrées pendant les années où j’étais employé par le département des Parcs municipaux, seulement une poignée est encore en vie, écrit-il. Et pas pour longtemps. »

Il y a Fly Swatter et Crazy Tracy, qui, ivres, aspergent les toilettes publiques des parcs ; Nubbins, qui attend l’hypothétique arrivée de son amour virtuel, Needle Bob, violent et bagarreur, lequel fréquente les réunions de l’église pour se nourrir ; Wanda, qui vient d’accoucher sous son abri de fortune d’une petite fille qu’elle prénomme « Moineau » ; Rita, guérisseuse et façonneuse de cages à oiseaux qu’elle vend sur les marchés ; Fern et Roy, qui s’aiment, s’insultent et vivent dans la crasse. Il y a surtout Weatherby, personnage central magnifique, féru de théâtre et des poèmes de Percy Bysshe Shelley, qui toujours veille sur la communauté du parc. Tous sont malades, arrivent à peine à marcher, des membres en moins, « les yeux injectés de sang », « le visage constellé de cicatrices ». Sagement, ils attendent leur fin, et Wilson leur livre une prière (« Une sorte de Kaddish », titre américain du livre, moins équivoque que sa traduction en français).

Jamais misérabilistes, les histoires de Wilson résonnent avec plusieurs courants de la littérature américaine. L’auteur évoque les influences classiques d’Hemingway, de Steinbeck, de Bukowski ou de Fante. Aucun détail sordide ou scatologique n’est épargné. Les dialogues, très nombreux, sont directs et incisifs, mais le ton du récit ajoute aux références revendiquées le réalisme d’un reportage sensible, parfois proche du carnet ethnographique ou de la creative nonfiction, sorte de littérature sans compromis. Le lecteur découvre les mécanismes d’un monde en vase clos et s’immerge dans une Amérique moribonde où les fameux « grands espaces » recèlent cabanes chancelantes et amoncellements d’immondices.

Prière pour ceux qui ne sont rien, de Jerry Wilson, traduit de l’anglais (États-Unis) par Sébastien Doubinsky, Le Serpent à plumes, 176 p., 18 euros.

Littérature
Temps de lecture : 3 minutes