Accords commerciaux : « On ne pourra plus revenir en arrière »

L’Europe vient de conclure un accord de libre-échange avec le Japon et s’apprête à en signer un autre en Amérique latine. Un risque majeur pour l’environnement, selon Samuel Leré.

Erwan Manac'h  • 21 février 2018 abonné·es
Accords commerciaux : « On ne pourra plus revenir en arrière »
© photo : Lu Boan / XINHUA

Dans le secret le plus complet, la Commission européenne s’apprête à conclure une pluie de traités de libre-échange. La gigantesque zone de libre-échange sur le point d’être entérinée avec le Japon soulève d’énormes inquiétudes. À l’instar du Ceta, appliqué depuis septembre avec le Canada. La Fondation pour la nature et l’homme, ex-« Fondation Nicolas Hulot », dénonce cette surenchère et exhorte le gouvernement de joindre les actes à la parole.

La Commission européenne a conclu en décembre un accord avec le Japon, le « Jefta ». De quoi s’agit-il ?

Samuel Leré : Le Jefta est un accord commercial de « nouvelle génération », comme le Ceta, signé avec le Canada. Son objectif est moins de baisser les droits de douane, déjà faibles avec le Japon, que de réduire les « barrières non tarifaires » au commerce. Il comporte donc un important chapitre sur la « coopération réglementaire », qui crée des comités chargés d’uniformiser les normes.

Le Jefta diffère en revanche du Ceta par sa taille. Le Japon et l’Union européenne représentent ensemble un tiers de la richesse mondiale (PIB) et 40 % des échanges commerciaux. Les enjeux écologiques sont donc énormes. Les ONG s’inquiètent notamment de la hausse des émissions de gaz à effet de serre que va engendrer cet accord, ainsi que du développement de la pêche à la baleine et du commerce des bois illégaux, car l’accord ne prévoit aucune réglementation protectrice sur ces points.

L’autre différence concerne la méthode : le volet « investissement » a été sorti de l’accord pour permettre une ratification plus rapide. Car les questions d’investissement, et la création d’un tribunal arbitral pour régler les différends entre un investisseur et un État, nécessitent un vote des parlements nationaux [à la différence des questions uniquement commerciales, compétence exclusive de l’Union européenne, NDLR].

Il suffit donc que le Conseil et le Parlement européens le votent. Selon nos informations, ce processus devrait commencer d’ici au mois de mars et s’achever avant la fin du mandat du Parlement européen, en mai 2019.

Les négociations s’accélèrent également avec le Mercosur, le marché commun regroupant l’Argentine, le Brésil, le Paraguay et l’Uruguay…

Oui, les négociateurs veulent conclure un accord d’ici à la fin de l’année 2018, avant les élections au Brésil. Et les enjeux climatiques risquent d’être importants, car il s’agit d’un très vieux projet d’accord. Le mandat de négociation date de 1999 ! Nos connaissances en matière de climat n’étaient pas celles d’aujourd’hui… Nous savons donc qu’il n’y aura rien de contraignant sur le climat dans cet accord.

Le risque est important également sur le plan sanitaire, car les règles de l’élevage ne sont pas les mêmes en Amérique latine et en Europe. Les éleveurs utilisent des farines animales et le Brésil a connu des scandales de corruption très importants, au point que la Russie a interdit, le 1er décembre 2017, toute importation de viande venant du Brésil après avoir trouvé dans ses importations des traces de ractopamine, un produit interdit. Les États-Unis ont aussi fermé une partie de leurs importations à la viande. Alors que le reste du monde ferme ses marchés à la viande brésilienne pour des raisons de santé publique, l’Union européenne, elle, signe un accord de libre-échange pour en favoriser les importations.

Au moment de l’entrée en vigueur provisoire du Ceta, en septembre, le gouvernement français s’est engagé à tirer les leçons des critiques de la société civile et des experts nommés pour évaluer le texte pour les futurs accords. Constatez-vous un changement ?

Non. Certes, le principe de précaution et l’accord de Paris sur le climat sont cités dans le Jefta, mais l’accord ne comprend aucune mesure contraignante. Le gouvernement a aussi promis de rendre public un bilan des 65 mesures de son « plan d’action » pour le Ceta, qui prévoyait notamment la création d’un « veto climatique ». Pour le moment, nous n’avons rien reçu et nous constatons que rien n’a été mis en place. Et le comité de suivi des politiques commerciales, dans lequel la FNH a une place, est censé se réunir régulièrement. Mais nous n’avons toujours pas été convoqués depuis octobre.

En matière de transparence des négociations, nous n’avons toujours pas accès au mandat de négociation et encore moins aux textes consolidés. La Commission européenne livre des textes de deux mille pages en demandant aux parlementaires de dire « oui » ou « non », sans possibilité d’amender l’accord. Et la plupart des parlementaires nationaux que nous avons rencontrés ignorent jusqu’à l’existence d’un accord avec le Japon et le Mercosur.

Pourquoi craignez-vous que ces accords de libre-échange n’augmentent le nombre de scandales sanitaires ?

Ces accords de commerce sont conçus pour augmenter les importations et les exportations, ce qui aboutit à un modèle ubuesque : le consommateur européen va manger de la viande bovine produite au Canada ou dans les pays du Mercosur, sans règles sur la condition animale, avec un recours aux farines animales et la possibilité d’utiliser des antibiotiques avec activateurs de croissance. Des pratiques interdites pour les éleveurs européens. Dans le même temps, la viande produite en Europe selon des standards plus exigeants sera, selon le gouvernement français, exportée vers la Turquie, la Chine ou le Japon.

Quant aux pesticides, il existe 46 substances actives interdites dans l’Union européenne qui sont autorisées dans l’agriculture au Canada. La seule contrainte des éleveurs canadiens qui exportent en Europe est de respecter un taux limite de résidus de pesticides, tous produits confondus. L’atrazine, par exemple, est un pesticide interdit depuis 2003 en France. Mais les agriculteurs canadiens peuvent l’utiliser et vendre leur production sur le sol européen. Cela va à l’encontre de tout ce qu’on essaye de faire pour développer l’agroécologie et cela crée, en plus, une distorsion de la concurrence entre éleveurs.

De plus, le saumon OGM canadien, par exemple, n’a aucune obligation de traçabilité au Canada. Son importation restera interdite en Europe, mais avec l’intensification des échanges et la suppression des droits de douane, comment allons-nous organiser la traçabilité des produits importés et en particulier des produits transformés, comme l’huile de saumon ? Il n’y aura aucune traçabilité, car ce sont des tests qui coûtent très cher et ne seront jamais faits.

Quel recul avons-nous sur les « tribunaux arbitraux », composés d’experts, chargés de trancher les différends entre un investisseur et un État, qui existent déjà dans de nombreux accords d’investissement et qui doivent accompagner le Ceta ?

Nous voyons que les lois qui sont le plus souvent attaquées dans le cadre de ces tribunaux sont celles qui ont trait à l’environnement. Après la sortie du nucléaire décidée par l’Allemagne en 2000, l’électricien suédois Vattenfall a réclamé 4,7 milliards d’euros de dommages et intérêts. Et les seuls frais de justice, même si l’Allemagne gagne son procès, sont déjà colossaux pour les contribuables allemands. Au Québec, à la suite de l’interdiction de la fracturation hydraulique pour extraire du gaz de schiste, une entreprise canadienne a utilisé sa filiale au Delaware, un paradis fiscal, pour attaquer les Canadiens.

Toutes les études montrent en plus que cette justice « parallèle » et « privée » n’est pas utile entre le Canada et l’Union européenne, étant donné que les justices publiques sont indépendantes et fonctionnent bien.

Prenons l’exemple concret du glyphosate, ce pesticide cancérigène que l’UE tarde à interdire. Les accords de libre-échange jouent-ils un rôle dans ce débat ?

Oui, car si nous arrivons un jour à le faire interdire, la filiale de Monsanto au Canada pourra attaquer l’Union européenne pour demander des dommages et intérêts de l’ordre de plusieurs milliards de dollars. Cette menace peut être dissuasive pour le législateur.

Ces accords créent des verrous qui nous empêchent de revenir en arrière. Il n’est pas prévu qu’ils soient renégociés et, même si nous décidions d’en sortir, les investisseurs pourraient encore nous attaquer pendant vingt ans.

L’action de Nicolas Hulot vous semble-t-elle à la hauteur des enjeux ?

Nicolas Hulot a dit et redit que le Ceta n’était pas, selon lui, « climato-compatible » et qu’il revient désormais aux députés de donner leur avis. D’un point de vue plus global, personne ne peut mettre en doute l’engagement de Nicolas Hulot, et nous sommes bien placés pour le savoir à la FNH.

Nous constatons un changement de discours du président de la République, que ce soit à la COP 23, au sommet Davos ou au One Planet Summit en décembre. Nous attendons maintenant un changement dans les actes. Plusieurs textes législatifs permettront d’en juger : la ratification du Ceta, mais aussi la loi agricole, la loi sur les transports, la réforme constitutionnelle, etc.

Force est de constater que Nicolas Hulot n’a pas obtenu de renégociation du Ceta, malgré ses déclarations.

Il est tenu par une solidarité gouvernementale. Et les questions commerciales ne sont pas dans son portefeuille, mais dans celui de Jean-Yves Le Drian, ministre de l’Europe et des Affaires étrangères. Nicolas Hulot a été assez clair sur sa position. Les seuls qui peuvent refuser le Ceta, ce sont les parlementaires.

Le Ceta a-t-il une chance d’être rejeté, lors du vote de ratification en France ?

Ce sera un vote particulièrement important, car il s’agira sans doute de la dernière occasion pour les parlements de se prononcer sur un accord de commerce. Les futurs accords ne comprennent pas de volet « investissement » [compétence dite « mixte » pour laquelle les États membres de l’UE gardent leur souveraineté, NDLR].

Il y a un vrai débat au sein de LREM et de LR, comme il y en avait sous le mandat précédent au sein du Parti socialiste. Quant à la société civile, toutes les organisations syndicales, toutes les ONG, tout le monde agricole et les associations de consommateurs sont contre. Les seuls à défendre le Ceta sont le Medef et l’Association française des entreprises privées (Afep).

Nous serons fixés d’ici à la fin 2018. Il sera aussi intéressant d’analyser l’étude d’impact, que le Parlement devra fournir pour la ratification du Ceta. Est-ce qu’elle comprendra un calcul des augmentations d’émissions de gaz à effet de serre, une analyse du nombre d’emplois détruits dans l’agriculture, notamment dans l’élevage, et des estimations de l’impact sur la biodiversité et la santé publique ?

Quel contre-modèle proposez-vous pour réguler le commerce mondial ?

Nous proposons d’inscrire l’accord de Paris sur le climat dans les accords de commerce, de manière contraignante et suspensive. Si le Canada, par exemple, décide de quitter l’accord de Paris, le Ceta est suspendu jusqu’à ce qu’il revienne. De même si l’une des parties dévie de sa trajectoire de réduction des émissions de gaz à effet de serre ou ne respecte pas ses promesses de financement. Nous rendrions ainsi l’accord de Paris contraignant et placerions les entreprises dans la bataille climatique, car elles auraient un intérêt à ce que leur gouvernement respecte les engagements climatiques. Nous proposons aussi un réel veto climatique qui empêche toute attaque contre une politique publique de diminution des gaz à effet de serre.

Nous proposons également une « exception agriculturelle », sur le modèle de « l’exception culturelle » : privilégier le marché européen pour la production, autoriser les subventions, etc. L’agriculture représente 25 % des émissions de gaz à effet de serre. Il faut soutenir le local avant de développer l’exportation.

© Politis

Samuel Leré Responsable Environnement et Mondialisation à la Fondation pour la nature et l’homme (FNH).

Économie
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