La guerre du rail aura bien lieu

Le gouvernement a choisi la méthode forte sur le dossier ultra-sensible de la réforme ferroviaire, symbolique de sa « révolution » libérale, réussissant à unir contre elle tous les syndicats.

Erwan Manac'h  • 28 février 2018 abonné·es
La guerre du rail aura bien lieu
© photo : JEAN-FRANCOIS MONIER/AFP

Consternation à la CFDT-cheminots, qui se sent « humiliée » par les propos du Premier ministre ; branle-bas de combat jusque dans les rangs de l’Unsa ; « alerte sociale » et appel à la grève reconductible : le gouvernement a fait une entrée fracassante dans le dossier explosif de la SNCF, lundi 26 février.

Sur le fond, Édouard Philippe reprend les principales lignes du rapport Spinetta, qui a électrisé le débat depuis deux semaines : la fin du statut de cheminot et la transformation de la SNCF en société anonyme. La réforme ne touchera officiellement ni aux petites lignes de proximité ni aux retraites des cheminots, et n’ouvrira pas le capital de la SNCF au privé, assure l’exécutif. Mais le but est bien d’aligner son modèle social sur celui des entreprises privées, avec qui elle entrera en concurrence entre 2020 et 2022, sur injonction de la Commission européenne.

Mais c’est davantage sur la forme qu’Édouard Philippe a semé la consternation. Le Premier ministre reprend la méthode employée pour la refonte du code du travail. Une loi d’habilitation à réformer par ordonnances sera présentée dès la mi-mars au Parlement, tandis que s’ouvrira un cycle de concertation qui doit occuper les syndicats « pendant toute la durée du processus législatif ». Il innove encore dans l’art de passer en force, en planifiant un remplacement progressif des articles de la loi d’habilitation par des mesures issues de négociations, si celles-ci avancent suffisamment vite à ses yeux. Les ordonnances sont donc agitées comme une épée de Damoclès. Et le travail du Parlement est réduit à sa portion congrue. « C’est un crachat à la figure des parlementaires », a aussitôt réagi, le 26 février, le sénateur centriste Hervé Maurey.

Avec cette méthode, le Premier ministre a déjà réussi le petit miracle de réunir contre lui les quatre syndicats représentatifs à la SNCF, CFDT en tête. « Nous sommes prêts à discuter, mais en stigmatisant le statut, il fait des cheminots des boucs émissaires. C’est dramatique », s’indigne Didier Aubert, secrétaire général de la CFDT-cheminots. La quatrième force syndicale (15 %) a immédiatement réagi en appelant les autres organisations à avancer la date de la première manifestation, avec appel à la grève reconductible, dès le 12 mars, date anniversaire des 80 ans de la SNCF, ou le lendemain, en fonction des délais de préavis légaux.

Une bataille homérique s’engage donc et sera largement symbolique du basculement historique qu’impose depuis neuf mois Emmanuel Macron. Le terrain est toutefois miné, quant au procès intenté contre le service public. Les dysfonctionnements importants du réseau ferré français semblent en effet prêcher pour une mise en concurrence. Alors que la situation s’est justement dégradée depuis que la SNCF a engagé un virage gestionnaire en imitant le privé : quête de rentabilité, sous-investissement, « filialisation », politique tarifaire opaque, etc.

Le statut des cheminots est un exemple caractéristique de ce débat contre-intuitif. « Le monde change et la SNCF doit changer », a tancé Édouard Philippe ce lundi, fustigeant un « statut particulièrement rigide ». Les nouveaux entrants seront donc embauchés en droit privé, à l’image de ce qui s’est fait à La Poste à partir des années 1990.

Le statut est en réalité une double garantie, pour la sécurité des usagers et la continuité du service public, rétorque Bruno Poncet, secrétaire fédéral de SUD-Rail : « Un salarié embauché en droit privé risque d’accepter de faire des choses inacceptables du point de vue de la sécurité. » Le statut permet aussi la mobilité des cheminots, dont la formation est très spécifique. Il a d’ailleurs été imaginé par le patronat pour fidéliser sa main-d’œuvre, au début du XXe siècle, avant même la nationalisation du rail, rappelle l’historien Georges Ribeill [1]. Y renoncer serait donc synonyme de dégradation du service, estiment les syndicats.

Dans l’esprit du gouvernement, la fin du statut est néanmoins rendue nécessaire par l’ouverture à la concurrence imposée par Bruxelles. Afin qu’il n’y ait pas de concurrence déloyale entre la SNCF et ses futurs concurrents, qui entreront sur le « marché ». Il n’y aurait pourtant aucune interdiction à maintenir une logique de service public avec un niveau de financement permettant de faire face à la concurrence, rétorquent les élus de gauche. Le gouvernement fait un choix différent. Celui de prime au moins-disant en matière de salaires et de conditions de travail. Le fameux « dumping social ». « Il n’y a aucune urgence à avancer sur le calendrier imposé par Bruxelles, mais il sert en réalité de prétexte au gouvernement pour casser la logique de service public et ouvrir le volet exploitation, qui peut générer des profits pour des entreprises privées, soupire Bruno Poncet. Au lieu de résoudre les problèmes, ça va en créer de nouveaux. »

Cet agenda caché du gouvernement empoisonne largement le débat, qui serait pourtant nécessaire, sur l’avenir du rail, son coût et son impact écologique réel, ses vertus sociales et politiques. Au passage, le recrutement hors statut menace gravement l’équilibre du régime de retraite des cheminots actuels, alerte Didier Aubert, de la CFDT-cheminots. « Le régime est mort, car les nouveaux embauchés cotiseront au régime général », tranche le syndicaliste.

Outre cette « compétitivité », le gouvernement prône un principe de bonne gouvernance, qui serait l’apanage des entreprises privées, pour juguler la dette abyssale accumulée par la SNCF : 50 milliards d’euros et une moyenne de 3 milliards d’euros supplémentaires chaque année. La SNCF devrait donc stopper cette fuite en avant. Ce que le gouvernement entend forcer en transformant SNCF Mobilités en « société nationale à capitaux publics », ce qui lèvera la garantie de l’État sur la dette.

Le sujet préoccupe prioritairement les salariés, qui regrettent qu’Édouard Philippe n’ait pas évoqué la reprise de cette dette par l’État, préconisée par le rapport Spinetta. « La dette a été créée par l’État qui a imposé à la SNCF la construction de lignes TGV qui n’étaient pas rentables », recadre Bruno Poncet. Un constat que le gouvernement partage au moins partiellement, regrettant le coût des lignes à grande vitesse.

La question du sous-investissement devra être tranchée, si le gouvernement veut maintenir une qualité de service dans un contexte de vieillissement des installations. Il faudra ainsi faire l’inventaire des grands projets, comme le Grand Paris express (38 milliards d’euros) ou le Lyon-Turin (au moins 25 milliards), qui risquent d’alourdir encore la dette.

L’ouverture à la concurrence des lignes TGV (en 2020) et TER (2022) ne devrait rien arranger, car elle contribuera à céder au privé l’activité de SNCF Mobilités, qui fait circuler les trains, la seule branche potentiellement rentable. Alors que SNCF Réseau, qui entretient les voies, devrait rester publique, au moins dans un premier temps. L’exemple anglais a démontré les effets pervers de la mise en concurrence, avec des tarifs six fois plus élevés qu’en France, une augmentions hors de contrôle (+27 % depuis 2010) et une dégradation de la qualité de service qui conduit les trois quarts des Britanniques à se dire favorables à une renationalisation (sondage We Own It, 2017).

Une réunion intersyndicale devait se tenir le 27 février, à l’heure où nous bouclons. Mais la colère exprimée unanimement par les quatre centrales syndicales laissait présager d’un mouvement dur et étendu. L’épisode sera donc crucial, car les cheminots sont parmi les derniers à jouir, en France, d’un réel droit de grève. Pour autant, nous ne sommes plus en 1995. Les accords sur le paiement d’un tiers des jours de grève [2] n’ont plus cours et le « service minimum », instauré par Nicolas Sarkozy, a accru la pression contre les grévistes, qui doivent désormais se déclarer à l’avance.

Le moral des troupes est aussi largement atteint, pointe aussi Bruno Poncet. « Les conditions de travail sont devenues exécrables. Nous avons eu 50 suicides en 2017 ! Beaucoup de collègues sont fatigués et ont le sentiment que rien ne va changer. » SUD-Rail a également enregistré 614 démissions et 640 départs volontaires à la SNCF en 2015, preuve de l’ampleur du malaise.

Les syndicats se donnent donc une mission de « pédagogie » pour tordre le cou à la fausse bonne idée de la mise en concurrence. « Le gouvernement a attaqué par le mauvais bout en stigmatisant les cheminots. Cela va cristalliser le mécontentement », prévient Didier Aubert. Le dossier clive au sein même de la droite, car, même si Édouard Philippe a écarté les fermetures de lignes de proximité, l’abandon de la logique de service public pourrait mécontenter les élus locaux. Cette réforme est également très proche, sur le fond, de ce qui sera proposé dans les prochaines semaines aux fonctionnaires de l’État et des collectivités territoriales. Une jonction des deux mouvements est d’ores et déjà envisagée pour le 22 mars. Une telle agrégation des mécontentements signerait la promesse d’un printemps périlleux pour le gouvernement.

[1] Le Parisien, 26 février.

[2] Un tiers des jours de grève était payé, les deux autres tiers étaient pris sous forme de congés ou étalés dans le temps.

Économie
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