Migrants : Les compagnons de l’ombre

Des citoyens témoignent de leurs initiatives pour épauler les exilés livrés à eux-mêmes. En toute humilité.

Vanina Delmas  • 7 février 2018 abonné·es
Migrants : Les compagnons de l’ombre
Photo : À Breil-sur-Roya, Alain héberge Aboubakar, de Guinée-Conakry.
© AFP/steven wassenar

À l’entrée de Ouistreham, un grand rond-point sert de balise aux jeunes exilés et aux habitants prêts à leur tendre la main le temps d’un repas, d’une discussion ou d’une partie de foot. La nuit, ceux qu’ils surnomment « les copains » dorment dans un bois. La journée, ils guettent les camions qui filent vers le port. Les rêves d’Angleterre de ces jeunes Soudanais ne se sont pas encore évaporés. Si cette route alternative vers la Manche a toujours existé, le nombre d’exilés stagnant dans cette ville normande a augmenté en 2017. « L’hiver arrivait, la ville ne voulait pas ouvrir de locaux pour les abriter et rien n’est pire que dormir dans ce bois ! Avec les personnes présentes, nous avons monté spontanément le Collectif d’aide aux migrants de Ouistreham, surnommé Camo, divisé en branches [Camododo, Camorepas… NDLR] », résume Sophie, qui préparait parfois des repas. Face à la détresse d’un jeune homme malade, cette enseignante spécialisée lui a ouvert les portes de sa maison. À partir de là, sa chambre d’amis n’est plus restée sans invités très souvent.

En finir avec le délit de solidarité

Cédric Herrou, Pierre-Alain Mannoni, Martine Landry… Par leurs actes d’humanité, ils sont devenus des délinquants aux yeux de la justice. C’est sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy que les interpellations de militants associatifs prennent de l’ampleur. Le « délit de solidarité » n’existe pas dans la loi, mais l’article 622-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda) prévoit que « toute personne qui aura, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour irrégulier d’un étranger en France » sera passible de 5 ans de prison et de 30 000 euros d’amende. En 2012, la loi Valls inscrit quelques exemptions, concernant notamment l’aide au séjour, mais rien en termes d’entrée et de circulation sur le territoire.

Un groupe de sénateurs, emmené par Esther Benbassa, souhaite déposer une proposition de loi visant à abroger définitivement le délit de solidarité. « Il faut clarifier la loi pour mettre fin à ces flous juridiques, et faire la différence entre passeurs et citoyens solidaires qui aident sans but lucratif », clame la sénatrice EELV. En mai 2017, un avis de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) parvenait à la même conclusion.

« Notre criminalisation peut effrayer et décourager des ­personnes lambda de venir en aide à ces personnes qui sont dans le besoin », déplore Cédric Herrou, qui comptabilise déjà neuf gardes à vue, un procès et une mise en examen.

« En 2007, lors de l’élection de Nicolas Sarkozy, j’ai eu honte d’être française, mais ce n’était rien comparé à ce que je ressens aujourd’hui. Je veux leur montrer que la France, ce n’est pas uniquement la loi, c’est aussi perpétuer la tradition de l’accueil. » Certains propriétaires mettent leur gîte à disposition l’hiver, quand il y a moins de touristes. D’autres installent des poubelles propres ou des malles dans leur jardin pour que les migrants y déposent leurs affaires la journée, afin d’éviter que la police ne les détruise. À Calais, à Paris ou à Ouistreham, les pratiques policières restent les mêmes. Les « copains » parlent souvent des « blue police » de la ville et des « gendarmes en noir » qui leur font peur. « Nous agissons dans l’urgence, mais ça ne peut pas être pérenne », clame Sophie, qui aimerait pouvoir louer un local chauffé pour les mettre tous à l’abri.

Dans la Loire, la temporalité de l’entraide n’est pas la même qu’en Normandie. Des centaines de citoyens solidaires œuvrent quotidiennement depuis le début des années 2000, quand des familles roms arrivaient régulièrement dans la région stéphanoise. Confrontés aux squats, aux expulsions, aux injustices, les habitants se sont organisés, notamment via RESF, pour les accueillir plus dignement. Aujourd’hui, une vingtaine d’associations et deux mille donateurs aident environ cent familles. Le collectif Pour que personne ne dorme à la rue, regroupant cette myriade de bonnes volontés, est né pour agir et porter une parole politique unie, notamment face au préfet. « Les assistantes sociales nous appellent régulièrement quand elles reçoivent des familles expulsées. L’État sollicite donc des petites structures, qui ne reçoivent aucune subvention, pour faire son travail », s’indigne Virginie Goubier, secrétaire de l’association Un toit c’est tout, qui vient en aide aux personnes sans logement et accorde beaucoup d’importance à ce que ces familles soient autonomes. « Grâce aux dons, nous avons deux appartements et une maison prêtés, ainsi que deux autres logements en location », explique-t-elle.

Cette conseillère principale d’éducation dans un lycée de Saint-Étienne a été confrontée à des situations délicates, comme des mobilisations pour soutenir des lycéens albanais menacés d’expulsion. En 2013, par l’intermédiaire de son père, alors administrateur d’un foyer de jeunes travailleurs, elle rencontre une famille qui arrive du Kosovo. Une amitié indéfectible éclôt. « Nous avons vécu les arrestations à 6 heures du matin, les transferts en centre de rétention administrative, les grèves des professeurs… Le fils aîné a même été expulsé, mais il est revenu chez nous trois mois plus tard. Malgré ces épreuves, ils gardent le sourire, et nous continuons de nous battre pour eux. » Une victoire récente : l’un des fils, âgé de 19 ans, vient tout juste d’obtenir son titre de séjour. Mais les parents n’ont toujours pas le droit de travailler. À 16 ans, c’est le plus jeune de la fratrie qui fait vivre la famille avec ses 600 euros gagnés en tant qu’apprenti carreleur.

Depuis trois ans, les collectifs de quartier parisiens se multiplient, perdent parfois pied, puis renaissent. D’autres habitants préfèrent agir en électrons libres. Dans son petit appartement près du jardin du Luxembourg, Lynda se remémore ses deux années d’engagement auprès des migrants rassemblés dans le quartier Jaurès. Elle ne compte plus le nombre de samedis durant lesquels son salon s’est transformé en refuge chauffé, en salle d’entraînement aux entretiens de l’Ofpra ou en atelier de confection de kits d’hygiène pour les distribuer au rendez-vous hebdo­madaire du collectif Thé et Café pour les réfugiés. Un jour, elle franchit un cap et abrite trois migrants « dublinés », sans ressources et en grande faiblesse physique. Puis A., un jeune Afghan qui pesait moins de 50 kg quand elle l’a rencontré, et qui a dormi pendant plusieurs mois sur son canapé. Mais les aléas des relations humaines, les mensonges quasi obligés pour obtenir un titre de séjour et la fatigue ont eu raison en partie de la bonne volonté de Lynda. « Ce qui est beau, c’est la pluralité de l’accueil, qui ne passe pas forcément par l’hébergement ou l’adhésion à une association. Une sortie au musée sera aussi importante pour eux qu’un lit, car cela alimentera leurs conversations pendant des jours et des nuits ! », explique-t-elle. Si elle a pris un peu de distance, son nom circule encore beaucoup parmi les migrants : elle est devenue une figure tutélaire pour eux, car elle est capable de déchiffrer le charabia administratif qui les tourmente quotidiennement.

Lynda continue de suivre les dossiers de ses protégés, de collecter des vêtements, de prêter sa douche et sa machine à laver, quitte à voir sa facture d’eau doubler. Mais peu importe. L’important est de continuer à créer du lien, avec ses réseaux d’entraide invisibles. Ainsi, elle a permis à L., un Afghan de 35 ans, de rencontrer William, qui donnait des cours de français au sein du collectif Welcome Nanterre. Ils vivent depuis cinq mois dans le 17 m2 de William et ont réussi à créer un véritable vivre-ensemble.

« Le mieux est de rester naturel avec lui, tout un étant conscient de sa situation. Je lui parle de moi, de ma famille, de mes soucis – mêmes s’ils peuvent paraître dérisoires par rapport aux siens –, je lui propose de m’accompagner en soirée… Parfois il refuse, car il a des problèmes de sommeil et préfère se coucher tôt, mais tout cela se fait sans aucune gêne », détaille l’étudiant originaire de Grenoble. L. a désormais son fauteuil attitré, tous deux s’amusent à négocier les tours de vaisselle, et ils ont même essayé de fabriquer un dambora, cet instrument de musique afghan dont L. sait jouer. Étudiant en ethnomusicologie, William doit partir au Chili en mars prochain, mais il essaye déjà de trouver une solution auprès de ses proches pour ne pas laisser son ami démuni.

Et le bouche-à-oreille fonctionne plutôt bien dans les réseaux de solidarité parisiens. En juin dernier, une amie demande à Sonia si elle accepterait d’héberger deux mineurs venant de Guinée-Conakry pour une nuit. Cela s’est transformé en deux nuits, puis trois, puis quatre… « Au départ, j’avais peur de l’état dans lequel ils allaient arriver après leur voyage, leurs nuits dans la rue… J’ai trois enfants, je dois aussi penser à préserver ma famille, mais leur joie de vivre était tellement forte que ma crainte s’est vite dissipée », raconte Sonia. La vie familiale dans la maison de Montreuil s’est naturellement réorganisée. L’une des filles a cédé sa chambre aux invités et leur donnait des cours de français, ils se baladaient dans Paris, Sonia leur a fait découvrir l’émission « C’est pas sorcier »… Aujourd’hui, l’un est à La Roche-sur-Yon, l’autre à Caen, mais les liens tissés ont résisté à la distance. « Ils appellent mes filles leurs sœurs de cœur, et je me suis promis que je n’hébergerai personne d’autre tant que A. et M. n’auront pas été pris en charge par l’État », souffle Sonia. Cette galaxie de citoyens solidaires n’est pas près de se dissiper, malgré l’ombre du délit de solidarité brandi par l’État pour rendre invisible leur humanité.

Société
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