Patrick Champagne : « Qui peut prétendre représenter le peuple ? »

Le sociologue Patrick Champagne analyse les effets possibles du mouvement social dans le champ politique.

Olivier Doubre  • 28 mars 2018 abonné·es
Patrick Champagne : « Qui peut prétendre représenter le peuple ? »
© photo : Denis Meyer /AFP

Longtemps sociologue au Centre de sociologie européenne (EHESS), proche de Pierre Bourdieu, Patrick Champagne a beaucoup travaillé sur le champ journalistique, en particulier sur la pratique des sondages comme outil biaisé de formation de l’opinion publique. Il revient aujourd’hui sur la bataille pour « conquérir » cette « entité rhétorique » complexe mais essentielle du champ politique qu’est l’opinion publique, entre les syndicats organisateurs des manifestations et le gouvernement.

Quelles constances et quelles différences voyez-vous dans la bataille pour gagner l’opinion publique, entre les grands mouvements sociaux du passé et le mouvement actuel ?

Patrick Champagne : Les mouvements sociaux actuels ne présentent guère, me semble-t-il, de particularités qui les distingueraient de ceux habituellement observables par le passé. Ils devraient même être l’occasion, une fois de plus, de s’interroger sur ce type d’action aujourd’hui banal, notamment sur son efficacité, questions qui sont refoulées par le « cela-va-de-soi » politique et la routine manifestante. En effet, tout est prévu ou presque quand une manifestation est décidée : qui l’organise, les mots d’ordre, les pancartes, le parcours, la place de chacun dans le cortège, le lieu de dispersion et même la présence éventuelle de « casseurs » dans le cortège.

Patrick Champagne est notamment l’auteur de La Double Dépendance. Sur le journalisme (Raisons d’agir, 2016) et de Faire l’opinion. Le nouveau jeu politique (Minuit, 2015).

Manifester est devenu si prévisible que l’on peut se demander si, parfois, on n’est pas en présence d’un simple rituel qui ne fait plus guère avancer la démocratie ni reculer la démagogie. On manifeste en fait pour les médias dominants généralistes, les cortèges étant conçus de plus en plus par des spécialistes en manifestations événementielles afin de susciter des images drôles, étonnantes, inattendues, impressionnantes, qui retiendront l’attention des journalistes, passeront à la télé dans les JT du soir et, le plus souvent, seront sans lendemain. Ce qui n’empêchera pas les responsables de la manifestation de dire que « c’était un succès » et qu’ils songent à la prochaine manifestation, qui donnera lieu aux mêmes reportages passe-partout – la cohue dans les transports, les micros-trottoirs de gens qui sont pour et d’autres qui sont contre, des manifestants interrogés pour dire ce qu’il faut dire si on veut passer quelques secondes à la télé, etc.

Les manifestations de rue ne peuvent-elles pas néanmoins produire certains effets politiques ?

À y réfléchir, rien n’est plus étonnant que cette action politique magique et programmée qui consiste à passer plusieurs heures à marcher sur la chaussée et à crier des slogans en pensant agir à distance sur les instances politiques. Qu’attend-on de ces défilés en principe pacifiques mais qui doivent être spectaculaires pour espérer produire des effets ? Pourquoi cette bataille autour de l’évaluation du nombre des manifestants qui vient immanquablement conclure une journée d’action ? On a bien tort de ne pas se poser ces questions élémentaires et de ne pas interroger ce qui est au fondement de ce type d’action symbolique. Les manifestations de rue sont au cœur d’une lutte qui se joue dans les régimes démocratiques autour du problème de la légitimité en politique, qui repose sur le nombre et sur le fait de montrer sa force pour ne pas s’en servir.

L’univers politique a en effet une propriété spécifique qui est que les acteurs du jeu politique doivent croire ou faire croire qu’ils n’agissent pas par intérêt égoïste mais se sacrifient pour le bien de la nation, des travailleurs, de la France, de leur parti, bref pour le peuple, et que, ce qu’ils font, ils le font parce que c’est l’expression de la volonté populaire, c’est-à-dire ce que la majorité des citoyens est censée vouloir.

Les médias dominants et les instituts de sondages, la plupart aux mains de groupes capitalistiques, doivent-ils être considérés comme des instruments de propagande ? N’ont-ils d’ailleurs pas déchanté en 1995, quand on a vu une majorité de l’opinion soutenir le mouvement social ?

La notion d’opinion publique – ou de volonté populaire ou, dans le langage des sondeurs, « ce que pensent les Français », « ce que les Français nous disent », etc. – est loin d’être évidente. C’est une notion qui relève en fait de la métaphysique politique (et qui est donc insaisissable scientifiquement malgré les prétentions des sondeurs). Il s’agit toutefois d’une entité rhétorique indispensable au fonctionnement du champ politique. Comment la saisir puisqu’elle ne se conçoit pas de manière indiscutable ? Elle a cependant été l’objet de multiples constructions au cours de l’histoire, constructions qui se sont ajoutées les unes aux autres en prétendant toutes être légitimes.

Ainsi, cette volonté populaire apparaît-elle dans le vote qui permet de définir une majorité parlementaire, censée par définition représenter le peuple ? Ou dans la manifestation de rue, dès lors que le nombre de participants au défilé est suffisant pour donner une représentation crédible du peuple en majesté ? Ou par la technique des sondages d’opinion, qui est censée dire à l’instant t ce que veut le peuple (c’est-à-dire ce que l’on fait dire à la majorité des réponses extorquées à des échantillons de populations souvent sans opinion, mais que l’on va aider à répondre quelque chose) ?

Chacun des acteurs qui participent au jeu politique s’accroche au principe de légitimité qui lui est favorable. C’est ainsi que le gouvernement, surtout s’il entend légiférer « pour le bien du peuple », dira que ce n’est pas la rue qui doit gouverner, mais les élus du peuple (même si le Président n’a recueilli que 25 % des voix, qui, par la magie du système électoral, sont devenues près de 55 % des députés à l’Assemblée nationale). De leur côté, les responsables qui organisent une manifestation de rue cherchent à imposer l’idée que le peuple est dans la rue et qu’il dit ce qu’ils lui font dire. Quant aux sondeurs, ils invoquent leurs enquêtes impartiales qui sont censées mettre tout le monde d’accord…

Aujourd’hui, les sondages donnent une majorité de Français en faveur du mouvement social. Peut-on considérer comme valables ces sondages ou ces « analyses » ? Les gens peuvent-ils encore s’identifier aux cheminots ou aux agents des fonctions publiques ?

Avec votre question, on est au cœur de la manipulation politique opérée en toute bonne conscience démocratique par les sondages. Est-il pertinent d’interroger sur tous les sujets tous les Français, dans une logique qui est celle du référendum ? Les enquêtés répondent-ils tous à la même question ? Sont-ils tous également concernés et informés ? En quoi cette frénésie référendaire qui consiste à interroger en permanence tout le monde sur tout est-elle « démocratique » ? Suffit-il qu’un échantillon soit « représentatif des Français » pour que les réponses obtenues aient un sens ?

Un vrai débat démocratique n’est peut-être pas dans la rue, mais il n’est sûrement pas dans « ce que les sondages nous disent », avec ces questions où l’on est sommé de répondre rapidement par oui ou par non, sans bien savoir à quelle question on vous fait répondre. Le débat démocratique suppose du temps, une formation et une information préalables, un échange entre des participants motivés, des arguments mis en discussion.

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