Poutine dans les livres

Quatre ouvrages tentent de percer l’énigme de la personnalité du président russe, et celle d’un système politique inquiétant.

Denis Sieffert  • 14 mars 2018 abonné·es
Poutine dans les livres
© AFP /POOL / MAXIM SHEMETOV

Qui est Vladimir Poutine ? Quels sont les ressorts de son pouvoir ? Plusieurs ouvrages parus récemment essayent de répondre à ces questions. L’historien Marc Ferro, qui propose un livre très personnel [1], cite la fameuse sentence de Vladimir Poutine : « La plus grande catastrophe qui a frappé le pays, c’est la chute du régime communiste. » Une affirmation paradoxale, note Ferro, pour un homme qui a lui-même contribué à l’effondrement de l’URSS. Mais, plus que le « régime communiste », c’est sans doute la grandeur passée dont Poutine a la nostalgie. En cela, il incarne à sa façon l’esprit d’un peuple qui ne s’est jamais résigné à être « moyen ».

On ne comprend évidemment rien au personnage si on oublie de quel chaos politique, économique et moral il a surgi après la calamiteuse décennie Eltsine, de 1991 à1999. À l’ivrogne chancelant qui faisait honte à son pays a succédé un « homme jeune, sobre, sportif, parlant des langues étrangères », comme le décrit Tatiana Kastouéva-Jean, dans un essai remarquablement pédagogique [2]. Son succès rapide, Poutine le doit d’abord au « profond désir de stabilité économique et politique du peuple russe […], démoralisé par les années de transition ». Mais, surtout, Poutine rétablit l’autorité de l’État alors en proie aux attaques terroristes en Tchétchénie et dans le Caucase. L’auteure note que sa popularité n’est jamais aussi élevée que pendant les opérations militaires en Tchétchénie (1999) et en Géorgie (2008), comme, plus tard, lors de l’annexion de la Crimée (2014) : on lui sait gré de vouloir contrôler l’espace post-soviétique. Poutine rassure son peuple, et il se rassure lui-même face à ces « révolutions de couleur », comme en Ukraine, qu’il juge potentiellement contagieuses.

Par ailleurs, le président russe n’hésite pas à mettre en scène son culte de la virilité et sa santé resplendissante. Ce sont les fameuses images du cavalier parcourant la steppe torse nu… C’est le mythe d’un chef protégeant son pays contre les menaces extérieures. Mais il y a un tournant dans la doctrine poutinienne. À la veille de son troisième mandat, Poutine passe du « modernisateur à l’autocrate, de l’occidentaliste au fervent détracteur des États-Unis et de l’Europe ». Ses nouvelles ambitions dans les relations internationales s’accompagnent d’un « raidissement politique » à l’intérieur. L’appareil répressif est l’objet de toutes les attentions. La solde des siloviki, les agents des « structures de force », est doublée en janvier 2012. Et le budget du complexe militaro-industriel augmente de 33 % en un an. La remise au pas des oligarques, moins coupables de s’enrichir indûment que de se mêler de politique, ne déplaît pas non plus à la population.

Tout est progressivement verrouillé. Les opposants sont muselés. Des meurtres de journalistes, d’avocats, d’activistes, d’agents des services secrets font peser un lourd soupçon sur le Kremlin. Poutine avoue ne pas aimer « le hasard démocratique ». Terrible formule. Tatiana Kastouéva-Jean nuance toutefois notre jugement occidental : « Seul un Russe sur cinq associe démocratie et élections. » Héritage d’un siècle d’histoire et de peur. La démocratie, pour la majorité, c’est « plutôt un certain niveau de vie ».

Dans sa quête de grandeur et de puissance, Poutine ne tarde pas à flatter un nationalisme évoluant « vers des formes inédites qui mélangent des éléments civilisationnels, religieux et spirituels sur fond ethnique et impérial ». C’est l’historienne Françoise Thom qui relate les aspects les plus saisissants de cette face cachée du poutinisme, capable de convoquer les remugles les plus archaïques de la spiritualité orthodoxe et de flirter avec l’islamisme, qu’il dit combattre par ailleurs [3]. En 2012, un journaliste proche du pouvoir, Maxim Shevtchenko, membre du Conseil présidentiel, jugeait « indispensable une alliance stratégique de l’islam et de l’orthodoxie dans la guerre contre l’Occident ». Et, en septembre 2016, la commission russo-iranienne pour le dialogue entre orthodoxie et islam, réunie à Moscou, prône le rejet de « toute imposition de normes laïques et de types de comportements à même de susciter l’abandon de la part des partisans de la morale traditionnelle ».

Françoise Thom brosse un tableau effrayant du nouvel entourage de Poutine : des « illuminés de toute espèce [qui] ont accès au plus haut niveau de l’État ». Elle cite des exemples édifiants. Le chef de l’administration présidentielle fait l’apologie d’un appareil capable d’étudier « la conscience collective de l’humanité ». La déléguée à la protection de l’enfance vante les mérites d’une doctrine selon laquelle « l’utérus de la femme se souvient de tous ses partenaires sexuels »… Et, insiste Françoise Thom, « les groupuscules orthodoxes fondamentalistes pullulent ». On ne peut s’empêcher de faire le parallèle avec Donald Trump. Les « autorités russes, écrit l’historienne, se sont repliées sur le cléricalisme et la promotion des valeurs traditionnelles, en réalité les tendances les plus obscurantistes et irrationnelles existant dans les peuples de la Fédération russe ».

Poutine exploite une crispation identitaire qui se nourrit d’une hostilité à l’Europe et aux États-Unis et « tourne à l’obsession anti-occidentale ». L’Europe est présentée comme « dégénérée, chaotique et en proie à une quasi guerre-civile à cause des migrants », résume l’historienne. La grille que propose François Thom est sans doute pertinente, mais peut-être réductrice. Sans minimiser la part de cynisme dans l’exaltation de valeurs mobilisatrices qui masquent la crise économique, il ne faut jamais oublier la brutalité de la tentative de mainmise occidentale sur les dépouilles de l’URSS au début des années 1990, ni les empiétements de l’UE sur l’espace post-soviétique, en Ukraine notamment. Il y a quelques raisons au réveil de « l’obsession anti-occidentale ».

Le journaliste russe Mikhaïl Zygar date d’un jour d’octobre 2014 le moment où l’antiaméricanisme devient la nouvelle idéologie officielle de la Russie [4]. Dans un entretien au journal d’État Rossiyskaya Gazeta, le directeur du FSB (la sécurité intérieure), Nikolaï Patrouchev, évoque ce jour-là une « deuxième guerre froide ». Une expression que récuse Tatiana Kastouéva-Jean, qui estime que « les politiques de Moscou sont guidées par le pragmatisme, alors qu’aucune grande idéologie universelle ne sous-tend aujourd’hui son action ». Les différences idéologiques avec l’Occident sont « moindres que ce que les autorités russes voudraient faire croire », analyse-t-elle. D’ailleurs, les « élites russes envoient leurs enfants y faire leurs études, et y investissent dans l’immobilier ».

S’il n’y a pas à proprement parler de guerre froide, il y a cependant une tension extrême. Elle est sanglante en Syrie, où Poutine soutient Bachar Al-Assad (« c’est un fils de pute, mais c’est notre fils », dit-il, paraphrasant Roosevelt), et palpable dans le « soft power » du régime russe en Occident. Mais, note l’auteure, l’impact des réseaux d’influence, tant dénoncé ici, est finalement « mitigé ». Pour preuve, « une grande partie des populations américaine et européenne n’a jamais eu une opinion aussi mauvaise de la Russie qu’après l’annexion de la Crimée, alors qu’une autre partie lui est complètement acquise ».

[1] Les Russes. L’esprit d’un peuple, Marc Ferro, Taillandier, 220 p., 19,90 euros.

[2] La Russie de Poutine en 100 questions, Taillandier, Tatiana Kastouéva-Jean, 345 p., 15,90 euros.

[3] Comprendre le poutinisme, Françoise Thom, Desclée de Brouwer, 236 p., 17,90 euros.

[4] Les Hommes du Kremlin, Mikhaïl Zygar, Cherche-Midi, 160 p., 21 euros.

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Russie : Ils osent résister à Poutine
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