Fabrice Arfi : « Il faut restreindre le secret des affaires à la seule concurrence commerciale »

Le porte-parole du collectif « Informer n’est pas un délit » se bat contre le projet de loi « secret des affaires », qui entravera lanceurs d’alerte, journalistes et ONG dans leurs efforts pour révéler certains scandales.

Ingrid Merckx  • 3 mai 2018 abonné·es
Fabrice Arfi : « Il faut restreindre le secret des affaires à la seule concurrence commerciale »
© photo : Antoine Deltour (au centre), lanceur d’alerte dans l’affaire des Luxleaks, arrive avec ses avocats à son procès, le 15 mars 2017 à Luxembourg.JOHN THYS/AFP

Le collectif « Informer n’est pas un délit » (1), né au printemps 2015, continue de se battre contre l’émergence d’un nouveau secret des affaires (le projet de loi, voté par l’Assemblée nationale, durci par le Sénat, arrive en commission mixte paritaire mi-mai). Mal défini, ce secret des affaires pourrait assujettir la liberté d’informer au droit commercial, et donc menacer l’intérêt général. Entretien avec l’un des porte-parole du collectif, Fabrice Arfi (2), responsable du pôle enquête de Mediapart.

D’où vient le secret des affaires, présenté comme un outil de lutte contre l’espionnage pour les entreprises ?

Aujourd’hui, c’est la troisième fois que l’on parle de secret des affaires. La première, c’était en janvier 2015, lorsqu’un amendement « secret des affaires » a été glissé nuitamment dans la loi Macron par Richard Ferrand. D’une brutalité inouïe, il faisait peser des peines de prison sur quiconque enfreindrait un secret des affaires encore plus mal défini qu’aujourd’hui. C’était une arme de dissuasion massive contre la liberté d’informer. Des journalistes de « Cash investigation » et Mediapart l’ont découvert et, très vite, se sont mobilisés avec une centaine de journalistes d’un éventail très large allant de BFM à Mediapart en passant par Les Échos et Le Monde au sein d’un collectif né à cette occasion : Informer n’est pas un délit. Ils ne venaient pas défendre leur profession mais l’intérêt général des citoyens. Élise Lucet a engagé sa notoriété et celle de son émission « Envoyé spécial ». La pétition qu’elle a lancée a reçue 550 000 signatures. En une dizaine de jours, l’affaire est devenue une conversation publique populaire.

C’est à ce moment que le collectif a rencontré le ministre de l’Économie d’alors, Emmanuel Macron. Une dizaine de membres du collectif s’est rendue dans son bureau à Bercy où il était entouré d’un aréopage de conseillers. Très sympathique comme il sait l’être, Emmanuel Macron, un stylo dans la main, nous a dit : « Alors, comment il faut l’écrire cet amendement ? » On n’allait pas, cinq jours avant l’examen d’un texte au Parlement, écrire dans le secret d’un bureau un amendement susceptible de changer le droit de la presse établi depuis la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881 ! Son article 1 stipule : « L’imprimerie et l’édition sont libres. » Point. C’est l’une des rares lois qui ne souffrent pas d’exception dans le corps législatif français. Nous venions demander le retrait de cette amendement. En écoutant nos arguments, Emmanuel Macron a compris qu’il était pris dans une bataille entre Manuel Valls et François Hollande. Vingt-quatre heures plus tard, cet amendement a été retiré. Ce fut une victoire importante et immédiate mais éphémère puisque, sorti par la fenêtre, le secret des affaires allait revenir par la grande porte de la Commission européenne.

Le collectif Informer n’est pas une délit a rencontré Constance Le Grip (LR), rapporteure de la directive européenne sur le secret des affaires ainsi que des députés européens. La directive a finalement été adoptée en avril 2016, mais on a quand même réussi à y apporter des garanties qui ne figuraient pas dans le texte initial. Nous en sommes à la troisième étape : la transposition dans le droit français de cette directive européenne.

Y-a-t-il eu des affaires, des contentieux venant rendre indispensable ce nouvel outil ?

Nous n’avons jamais réussi à obtenir des exemples précis. On nous oppose toujours des incantations de principe : la guerre commerciale que se mènent les États. Mais je vois mal les États se poursuivre les uns les autres au nom du non-respect du secret des affaires… L’exposé des motifs du texte de loi comporte au moins deux idées fausses : l’urgence de légiférer et la pillage des PME. Pour l’heure, seuls trois pays de l’Union ont transposé la directive. La France n’est donc pas en retard…

En outre, au cours du travail du collectif auprès de la Commission européenne, nous avons découvert, notamment avec Martin Pigeon, du Corporate Europe Observatory que, derrière la directive, œuvraient des lobbies travaillant pour de très grosses entreprises. Le lobby de la chimie entre autres, a été pro-actif. Pas du tout pour défendre la PME de quartier, mais des multinationales dont les intérêts économiques sont souvent percutés par l’intérêt public d’une information qui appartient à tous mais dérange leurs business.

Les entreprises ont des droits. Que le monde de l’entreprise estime qu’il y a des secrets commerciaux à protéger dans le cadre de la pratique entrepreneuriale vis-à-vis de la concurrence, c’est légitime. Le problème, c’est qu’on voit émerger dans le droit français un nouveau secret qui non seulement est mal défini mais en plus va être mal contrôlé. Une démocratie a besoin de secret : secret défense, secret médical, secret de la vie privée, secret des sources, pourquoi pas un secret des affaires ? Sauf que, non seulement la propriété intellectuelle et le droit commercial existent déjà mais en plus, le retour d’expérience du journaliste que je suis qui enquête depuis vingt ans dans des affaires sensibles, c’est que le secret est souvent utilisé pour contourner l’objet qu’il est censé protéger.

La loi sur le secret des affaires arrive en commission mixte paritaire mi-mai. Où se situe la bataille désormais ?

La bataille se mène aujourd’hui sur la définition du secret des affaires. Qui reste très flou dans le texte de loi. Informer n’est pas un délit porte une demande simple : restreindre le champ d’application du secret des affaires à la seule concurrence commerciale. Quand un lanceur d’alerte ou un journaliste révèle des informations ou qu’un chercheur cherche des données, ça n’est pas dans un intérêt commercial concurrentiel direct vis-à-vis de l’entreprise. Si cette définition que nous proposons était retenue, lanceurs d’alertes, journalistes, ONG, syndicats seraient exclus du champ d’application. Ne pas retenir cette définition, c’est accepter qu’on puisse abuser du secret des affaires et assujettir la liberté d’informer au droit commercial en sortant de toute la jurisprudence de la loi du 29 juillet 1881, de la Cour de cassation et de la Cour européenne des droits de l’homme.

L’arrêt Handyside de la CEDH en 1976 dit bien que la liberté d’expression et la liberté d’informer dans une démocratie consistent à pouvoir publier des informations « qui heurtent, qui choquent, voire qui inquiètent ». C’est la mission d’information telle qu’elle est consacrée par les plus grands textes européens. Pourquoi le droit commercial rendrait inopérante la liberté d’informer ?

Sans compter que si c’est l’entreprise qui définit le secret des affaires, tout peut potentiellement devenir secret des affaires. Dans le texte discuté, le secret des affaires doit s’appliquer dès lors que l’atteinte résulte « d’un comportement déloyal contraire aux usage en matière commercial ». Mais qu’est ce que cela signifie ? Les commissions occultes versées dans le cadre d’un marché de vente d’armes pourront-elles être considérées comme intérêt commercial ? Les garanties avancées ne sont que des garanties de façade.

Est-ce l’accès à l’information qui risque d’être bloqué ou la publication ?

Les deux. La loi de 1881 a mis fin à la censure préalable. Jusqu’alors les journaux devaient demander une autorisation de publier. On ne va pas la rétablir, fut-elle entre les mains d’un juge, pour des raisons économiques ! On ne vas pas faire du juge en référé un potentiel rédacteur en chef de la Nation. Nous journalistes, pour la défense de l’intérêt des citoyens, avons à répondre de ce qu’on fait dans la loi. Mais à condition que ce soit dans le cadre de la loi de 1881. Tout autre contournement de cette loi vise à affaiblir le journalisme. Si un journaliste est poursuivi pour recel de violation du secret des affaires, cela signifie que le receleur principal est sa source et donc qu’on va chercher à savoir qui elle est.

L’affaire Luxleaks est un cas d’école : au Luxembourg, le secret des affaires est consacré dans la loi. Le lanceur d’alerte Antoine Deltour qui a révélé que cet État au cœur de l’Europe avait appauvri tous ses voisins en mettant en place des règles fiscales ultra favorables à des multinationales, a été poursuivi. La justice française a collaboré avec la justice luxembourgeoise, et elle est allée chercher les sources d’Antoine Deltour, à savoir l’autre lanceur d’alerte de l’affaire, Raphaël Halet. Ceux qui ont été poursuivis sont les lanceurs d’alerte courageux qui ont révélé l’affaire par l’intermédiaire du journaliste Édouard Perrin qui a protesté contre l’atteinte au secret des sources, et a perdu.

Ce qu’ils ont révélé n’était pas une pratique illégale ! Mais on ne peut pas empêcher la conversation publique au motif que c’est légal. Le Premier ministre luxembourgeois de l’époque, soit celui qui a organisé l’appauvrissement des pays voisins, Jean-Claude Juncker, est devenu patron de la Commission européenne.

Sur les affaires révélées par Mediapart, à quel moment, si cette loi existait déjà, auriez-vous été empêchés ?

Affaires de vente d’armes, questions sanitaires, pratiques qui ont trait à l’optimisation fiscale… toute la zone grise juridique, commerciale, législative, fiscale, qui entoure la vie des grandes entreprises, peut devenir un triangle des Bermudes de la liberté d’informer avec le secret des affaires. Va-t-on nous demander de ne pas respecter le contradictoire pour éviter un procès en violation du secret des affaires ? Sans compter qu’une loi « fake news » se profile, alors que la « fausse nouvelle » existe déjà dans la loi de 1881. Il y a eu 550000 signataires de la pétition lancée par Élise Lucet en 2015, 350000 pour celle de mars 2018 (#stopsecretdaffaires) : l’opinion publique a bien compris que les citoyens étaient directement concernés.

(1) Informer n’est pas un délit est aussi le titre d’un ouvrage collectif sour la direction de Fabrice Arfi et Paul Moreira, Calmann-Lévy, 240 p., 17 euros.

(2) Le Sens des affaires, Fabrice Arfi, Calman-Lévy, 254 p., 18 euros.