Les leçons des utopies manquées

Spécialiste des coopératives, Benoît Borrits analyse les freins à l’émergence d’une « économie des communs » et propose des solutions ambitieuses.

Erwan Manac'h  • 3 mai 2018 abonné·es
Les leçons des utopies manquées
photo : « L’Ouvrier et la kolkhozienne », monument érigé en 1937, à Moscou.
© Maksim Blinov/Sputnik/AFP

Qu’on se le dise, l’histoire du mouvement coopératif est parsemée de désillusions. Des soviets russes au courant libertaire espagnol de 1936 en passant par l’autogestion yougoslave ou les coopératives d’usagers anglaises, toutes les tentatives systémiques ont fini par dépérir ou dégénérer. Benoît Borrits, spécialiste des coopératives, propose une analyse rigoureuse de ces écueils. La dérive totalitaire des grandes utopies comme le dévoiement des petits projets coopératifs découlent, selon lui, du pouvoir que continuent d’exercer les propriétaires des moyens de production. Quand bien même le capital serait détenu et géré collectivement, comme c’est le cas dans une coopérative, sa propriété induit un accaparement des richesses et des pouvoirs. « Même collective, une propriété reste un instrument d’oppression », juge Benoît Borrits, qui exhorte le mouvement coopératif à « refermer définitivement cette impasse de la propriété collective qui a conduit à certains des plus grands désastres du XXe siècle ».

La solution proposée par l’auteur est déjà sous nos yeux. « La cotisation sociale », qui permet une forme de « socialisation des revenus » à petite échelle, constitue « une contestation, certes partielle mais directe, du droit de propriété : elle interdit au propriétaire de disposer à sa guise des flux de trésorerie que génère l’exploitation d’un capital ». Borrits propose d’amplifier ce système de cotisation pour tendre vers une « péréquation de la richesse produite ».

Selon ce modèle, les investissements productifs seraient mutualisés et les entreprises financées exclusivement par l’emprunt, grâce à des banques chapeautées par un « fonds socialisé d’investissements ». En conséquence, plus d’actionnaires ni de marchés financiers. Ni même de fonds propres dans les entreprises. Elles ne seraient donc plus dirigées par des détenteurs du capital – les actionnaires – mais par les travailleurs et les « usagers ». Il faudrait alors parler de « communs productifs ». « La primauté du droit d’usage, du droit à la coactivité sur celui des propriétaires » caractérise en effet, selon l’auteur, l’ambition des « communs ». Autre avantage, l’énergie débordante du mouvement coopératif ne butera plus, comme aujourd’hui, sur les difficultés de financement.

Benoît Borrits propose une seconde péréquation, finançant un revenu égal pour toute personne employée. Elle déconnecte en partie le salaire des bénéfices générés par les entreprises. Mais elle maintient le lien entre le salaire et le travail, contrairement au revenu universel et au « salaire à vie » défendu par Bernard Friot.

L’auteur esquisse ainsi une évolution radicale de l’économie vers une sortie du capitalisme, qui se veut néanmoins progressive. Une analyse singulière et exigeante, qui nourrit une réflexion fondamentale.

Au-delà de la propriété. Pour une économie des communs, Benoît Borrits, « L’horizon des possibles », La Découverte, 225 p., 19 euros.

Idées
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