L’exigence et la beauté du combat

Les guerres d’hier et d’aujourd’hui chez Godard, la résistance à l’oppression chez Panahi : deux œuvres où le drame n’exclut ni l’espoir ni l’humour.

Christophe Kantcheff  • 16 mai 2018 abonné·es
L’exigence et la beauté du combat
© La montée des marches par 82 femmes : un des évenements marquants de ce Festival de Cannes. Dave Bedrosian/Geisler-Fotopress/AFP

Tandis que Jean-Luc Godard renouvelle sa recherche avec Le Livre d’image, qui conteste l’ordre du monde et du cinéma, l’Iranien Jafar Panahi propose avec Trois visages une métaphore de sa situation de cinéaste empêché de tourner. Et revendique la liberté de créer pour tous les artistes.

Le Livre d’image

de Jean-Luc Godard

Un court-métrage en soutien à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, diffusé sur le Net il y a quelques jours, a été attribué à Jean-Luc Godard. L’objet, évoquant suffisamment la patte du maître pour être trompeur, a été démasqué, notamment par Mediapart. Mais la vision du nouveau film du citoyen de Rolle, Le Livre d’image, aurait pu aussi nourrir les doutes sur l’authenticité de sa provenance. Même si Godard n’a pas transformé radicalement sa manière, ce film témoigne d’une nouvelle recherche, d’une évolution. S’il ne cesse de retravailler ses motifs et ses obsessions, chacun de ses films est différent. Et ledit court-métrage paraît, en définitive, déjà daté.

Le Livre d’image se distingue nettement des deux opus précédents du cinéaste, Film socialisme (2010) et L’Adieu au langage (2014). Ce dernier, présenté également à Cannes en compétition, tranchait par son côté lumineux. Des acteurs y incarnaient aussi des figures. Le Livre d’image a plus de points communs, dans sa forme, avec les Histoire(s) du cinéma (1998), parce qu’il est uniquement composé d’images d’archives ou de films de fiction. Mais, au lieu d’avoir le cinéma pour sujet central, ici, c’est le monde d’hier et d’aujourd’hui.

« Il y a les cinq sens, les cinq parties du monde, les cinq doigts de la fée. Tous ensemble, ils composent la main, et la vraie condition de l’homme, c’est de penser avec ses mains. » Le film s’ouvre par ces paroles, en même temps que l’on voit des mains à l’ouvrage. C’est le seul moment où la parole et l’image se réfléchissent. Le reste avance par associations de l’une et l’autre, négations de l’une par l’autre (et réciproquement) ou prolongements. Ces correspondances, c’est l’esprit de Godard. Et ce sont ses mains, qui chassent le sens immédiat pour chercher l’inconnu(e). Des pauvres d’esprit s’en plaignent (« une fumisterie », dixit Le Figaro). Ils feraient mieux de recevoir le film avec leurs mains.

Au risque de les voir meurtries. Car Le Livre d’image n’a rien de séduisant ; il est même effrayant. Il cumule les images de guerres, de massacres, de tortures, toutes tragédies historiques réunies. Dans sa première partie (il y en a cinq, comme les doigts d’une main), intitulée « Remake », où il est question des rapports entre le cinéma et la réalité, défilent des extraits de Salo, Timbuktu, Les Carabiniers, Salafistes… Apparaît ensuite le sinistre contre–révolutionnaire Joseph de Maistre, dont résonnent certaines des « conceptions folles » sur la nécessité d’expier le mal jusqu’à la mort, et cette sentence : « Le bourreau est la pierre angulaire de la société. »

Le film effraie aussi par sa forme. Images déstructurées, saturées, recadrées, coupées net, précipitées, comme si Jean-Luc Godard voulait leur faire rendre gorge, au diapason de son propos. Plus monstrueux encore : le traitement du son, en particulier de sa voix, on ne peut plus singulière. Jusqu’ici caverneuse, elle prend un tour apocalyptique, surgissant d’un côté de l’écran, puis du fond de la salle, venant en heurter une autre, et finissant martyrisée telle celle du Dr Mabuse. Le Livre d’image est hanté. Comme l’est notre société par les spectres du profit et du trop-plein de spectacle qui ne se voit ni ne s’entend plus. Mais Godard propose un cinéma qui résiste. Qui « montre ce qui ne se fait pas », comme il l’a répété lors de la conférence de presse, réalisée en Facetime, une première pour le festival, le cinéaste de 87 ans étant resté en Suisse.

Cette explosion des sens contient aussi des fragments de contrepoison. C’est Arthur Rimbaud et son poème Démocratie. C’est la fraternisation de la soldatesque avec le peuple de la Commune, dans le film de Peter Watkins, qui ouvre la quatrième partie, intitulée « L’Esprit des lois ». Ce sont les fortes phrases de Montesquieu : « J’appelle ici préjugés, non pas ce qui fait qu’on ignore de certaines choses, mais ce qui fait qu’on s’ignore soi-même. C’est en cherchant à instruire les hommes que l’on peut pratiquer cette vertu générale qui comprend l’amour de tous. » Cette expression, « l’amour de tous », dans la bouche de Jean-Luc Godard, produit une émotion sans pareille. L’idéalisme du philosophe est contrebalancé par des images qui provoquent le scepticisme. Le combat est sans fin entre l’idéal et sa traduction dans la réalité.

Le monde arabe occupe toute la dernière partie, ce qui n’étonnera guère de la part du réalisateur d’Ici et ailleurs. Toujours profondément politique, dénonçant, avec Edward Saïd, l’attitude de l’Occident, le film est pourtant gagné par un apaisement fugitif, où apparaît le titre du roman d’Alexandre Dumas L’Arabie heureuse, même si le regard désolé de Youssef Chahine, dans Gare centrale, vient tout relativiser. D’aucuns n’ont déjà voulu retenir du film que cette phrase prononcée par le cinéaste : « Pour ma part, je serai toujours du côté des bombes. » C’est omettre qu’elle est extraite d’un roman de l’écrivain égyptien Albert Cossery, Une ambition dans le désert, que le film cite abondamment.

Jean-Luc Godard ne peut oublier que, dans l’histoire coloniale, le monde arabe a été l’agressé. Le cinéaste tourne autour de l’idée de révolution, tout en la questionnant. « La révolution dans la révolution », entend-on, comme une exigence redoublée. Mais, quitte à ne retenir qu’un seul moment, on peut préférer ces images tirées du Plaisir de Max Ophüls, où un vieillard, caché derrière un masque, danse sans retenue jusqu’à l’effondrement. Elles attestent de l’ironie que Jean-Luc Godard réserve à son endroit et à l’âge (de non-sagesse) auquel il est parvenu. Ses derniers mots, cependant, ne trahissent aucune résignation : « Et même si rien ne devait être comme nous l’avions espéré, cela ne changerait rien à nos espérances. Les espérances resteraient, l’utopie serait nécessaire. »

Le Livre d’image Jean-Luc Godard, 1 h 24.

Trois visages

de Jafar Panahi (compétition)

Soit un cinéaste iranien, Jafar Panahi, sous le coup d’une interdiction de réaliser des films et de quitter le territoire, depuis 2010. Malgré cela, avec courage, il poursuit son travail de cinéaste. Soit une jeune fille, Marziyeh, lançant, par l’intermédiaire d’une mise en scène de son suicide filmé avec son portable, un appel à l’aide désespéré à l’une des actrices les plus connues en Iran, Behnaz Jafari. Parce que sa famille lui interdit d’intégrer le conservatoire dramatique, où elle a été reçue. Montrer que ces deux propositions sont en intime résonance l’une avec l’autre.

La critique n’est pas un problème mathématique, mais, depuis que Jafar Panahi a été condamné, l’esthétique de son cinéma s’est par la force des choses modifiée, et sa dimension autobiographique est devenue centrale. Tous ses films, désormais, témoignent de sa condition. Jouant avec les contraintes qui lui sont imposées, le cinéaste déploie une impressionnante ingéniosité et signe des œuvres d’une grande richesse.

« À quelque chose malheur est bon. » L’expression est prononcée, dans Trois visages, par Jafar Panahi lui-même (qui, avec Behnaz Jafari, joue son propre rôle). En l’occurrence, il est le seul autorisé à le dire, et il le fait, on le devine, avec cette ironie qui est toujours latente chez lui. Reste que son cinéma est l’un des plus passionnants en train de se faire.

Les quatre films réalisés depuis 2010 marquent une évolution dans ses possibilités de tournage – dans son appartement (Ceci n’est pas un film), dans une maison (Closed Curtain, non encore distribué en France), puis dans une voiture (Taxi Téhéran, Ours d’or à Berlin en 2015) ; et enfin, pour Trois visages, dans la région du nord-ouest de l’Iran où vivent les Azéris, la minorité turcophone dont est issu le cinéaste. Celui-ci a tourné dans les villages de ses parents et de ses grands-parents : encore un « chez-lui », mais éloigné de tout et attaché à certaines conceptions archaïques.

Dans un premier temps, Behnaz Jafari et « M. Panahi » (c’est ainsi qu’elle l’appelle), à qui elle a demandé de -l’accompagner, en route vers le village de Marziyeh, sont préoccupés par l’authenticité ou non du suicide de la jeune fille. Puis, celle-ci retrouvée bien vivante, la tension et le suspense s’évanouissent pour laisser place à une « confrontation » avec les habitants. On pense alors à certains films d’Abbas Kiarostami (Le vent nous emportera), mort peu de temps avant la réalisation de ce film. Aussi parce que la voiture de M. Panahi emprunte ces fameux chemins des collines, avec leurs virages qui réduisent la visibilité. La sinuosité du parcours, dans Trois visages, est là encore la métaphore d’existences empêchées.

Dans le village de Marziyeh, les signes de la domination masculine écrasante sont toujours traités avec humour par le cinéaste. Ici, c’est un taureau dont les testicules, aux effets miraculeux, se vendent en brochette. Là, c’est l’histoire d’un prépuce porte-bonheur… Tandis qu’on stigmatise les femmes « saltimbanques », y compris devant Behnaz Jafari, malgré sa notoriété. « Une écervelée », dit-on de Marziyeh avec ses désirs de devenir actrice, qui s’est réfugiée chez une femme qu’on ne verra jamais. C’est le troisième visage féminin, invisible, du titre. Une ancienne comédienne et danseuse, Shahrzad, immensément populaire, dont la carrière a été interrompue par la révolution islamique, qui lui a interdit de continuer à travailler.

À travers ce film, Jafar Panahi revendique la liberté de créer pour tous les artistes et se solidarise plus particulièrement avec les femmes. Son œuvre et son combat se rejoignent dans une même exigence.

Trois visages, Jafar Panahi, 1 h 40.

Culture
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