Martine Landry, résistance et chocolat

Poursuivie pour délit de solidarité, celle que les militants surnomment « Titine », 73 ans, pilier d’Amnesty International à Menton depuis quinze ans, sera jugée le 30 mai à Nice.

Vanina Delmas  • 23 mai 2018
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Martine Landry, résistance et chocolat
© photo : AFP/Valery Hache

S ‘ils nous interrogent, dis que je suis ta grand-mère », souffle Martine Landry à son accompagnateur du jour, sans quitter des yeux les quatre policiers qui fouillent chaque train arrivant de Vintimille. Comme elle le fait deux ou trois fois par semaine, cette hyperactive aux cheveux blancs scrute soigneusement les agissements des forces de l’ordre à la gare de Menton-Garavan et à la frontière franco-italienne. Arrêtent-ils des migrants ? Ceux-ci sont-ils mineurs ? Remplissent-ils un formulaire de refus d’entrée ? Conduisent-ils les migrants au poste de la police aux frontières (PAF) ou les renvoient-ils directement en Italie ? Autant de questions devenues instinctives pour cette militante d’Amnesty International depuis plus de quinze ans.

Les innombrables heures d’observation et les milliers de photos prises par Martine ont alimenté de précieux documents et permis aux avocats de passer à l’action (1). « Les autorités savent que ces observations ne servent pas seulement à rédiger de jolis rapports », souligne Me Damiano, avocate niçoise spécialiste du droit des mineurs et des étrangers. Depuis six mois, Martine Landry a rejoint la liste des « délinquants solidaires » : poursuivie pour avoir « facilité l’entrée de deux mineurs étrangers en situation irrégulière » sur le territoire français, en les ayant convoyés « pédestrement ». « Je soutiens qu’il n’y a pas eu de délit. Un mineur est soit isolé, soit avec sa famille, mais n’a pas l’obligation d’avoir un titre de séjour. Et dans tous les cas, en France, on doit le mettre à l’abri selon la loi ! » s’indigne Me Damiano, devenue son avocate.

La fausse bonne volonté des politiques

Article L 622-1 du code de l’entrée, du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda) : « Toute personne qui aura, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour irréguliers d’un étranger en France sera punie d’un emprisonnement de cinq ans et d’une amende de 30 000 euros. » Lors de l’examen du projet de loi asile et immigration à l’Assemblée nationale en avril dernier, de nombreux amendements ont été déposés concernant le « délit de solidarité ». Certains députés voulaient le supprimer. « Le ministre de l’Intérieur a alors annoncé que le gouvernement déposait une proposition de rédaction destinée à “aménager le régime d’exemption pénale” de ce délit dont, quelques jours plus tôt, il niait l’existence », a commenté le Syndicat de la magistrature. Emmanuel Macron a renchéri : le délit de solidarité peut être « adapté mais pas supprimé ». Les députés ont seulement modifié l’article qui prévoit les exceptions à ce délit. Des contours un peu moins flous, mais les motifs détournés pour engendrer des poursuites judiciaires sont déjà fréquents.

L’histoire qui a conduit Martine Landry devant le tribunal correctionnel de Nice commence au mois de juillet 2017. Lors d’une mission d’observation, cette retraitée de 73 ans voit des mineurs conduits par des policiers italiens à la PAF, pour en ressortir aussitôt, seuls. Elle saute dans sa voiture et les retrouve avant qu’ils n’atteignent la gare de Menton-Garavan. Deux jeunes Guinéens lui racontent qu’ils étaient chez Cédric Herrou, dans la vallée de la Roya, et qu’ils ont fait une demande à l’Aide sociale à l’enfance (ASE), car ils sont mineurs. Ne pouvant rien faire de plus, Martine prévient les policiers, les associations et les avocats de son réseau. Deux jours plus tard, Me Damiano la prévient que les deux adolescents sont au poste de frontière italien. « Je demande alors aux policiers italiens de les retenir le temps que j’atteigne le panneau France pour les accueillir et les amener à la PAF. Trois heures plus tard, les deux jeunes étaient bien placés en foyer d’accueil. Les enfants étaient protégés, j’avais fait mon boulot », raconte Martine.

Elle est pourtant convoquée pour une audition libre. Elle répond à toutes les questions, sauf à celles concernant ce qui s’est passé en Italie. Or, c’est ce qui intéresse les autorités. Elle est convoquée au tribunal le 8 janvier dernier. « J’ai réfléchi à tous mes gestes et paroles de ce jour-là, car, en tant que représentante d’Amnesty, il faut que je sois sûre de moi », souligne-t-elle, sa conscience « professionnelle » toujours en première ligne. Si une frontière a été franchie, c’est celle du pays de l’absurde. Car tous ceux qui la connaissent sont catégoriques : Martine n’a fait qu’appliquer le droit ! « Je pense qu’elle est toujours un peu tiraillée, car elle a des positions plus “radicales” que la base d’Amnesty, mais elle sait rester dans le chemin légaliste pour être efficace », analyse Loïc, un militant niçois, souvent en binôme avec celle que l’on surnomme « Titine ».

Soucieuse de respecter le principe de laïcité également en politique, la militante ne se réclame d’aucun parti, même si elle avoue « être surtout à gauche ». Une politisation précoce pour cette femme qui a grandi dans le Paris d’après-guerre, entourée de figures de la Résistance, dans laquelle était engagée sa mère. Dès ses 10 ans, au sein de la librairie de l’Assemblée nationale, où celle-ci travaille, elle côtoie députés, ministres et journalistes. « J’y passais tous mes jeudis après-midi, je me sentais un peu chez moi là-bas. » Un cocon dans lequel elle passe de plus en plus de temps, en parallèle de son poste dans un collège de l’Essonne, où elle enseignait le droit commercial, la dactylographie et la sténographie. « L’enseignement n’était pas mon truc, se souvient-elle, amusée. J’avais plutôt tendance à m’occuper de mes élèves sur le plan social, car beaucoup vivaient dans des foyers d’accueil de paysans, donc ils travaillaient plus dans les champs qu’à l’école. »

Mais, avant cela, c’est l’effervescence de 1968 et ses années à la fac de droit d’Assas qui lui ouvrent les yeux. Elle s’étonne de voir si peu de filles dans les manifestations et apprend avec effroi le massacre des Algériens noyés dans la Seine le 17 octobre 1961. « Je suis allée voir les policiers de l’Assemblée nationale que je connaissais pour savoir si c’était vrai ! J’étais très ignorante. » Mais toujours à l’écoute des autres. « Mon père policier, ma mère enseignante, moi travailleur social… Notre famille croit dur comme fer au service public », résume Philippe, l’un de ses fils, qui lui a fait découvrir Amnesty international en 2002.

Les valeurs d’indépendance et de défense des droits de l’ONG ont tout de suite plu à Martine et l’ont sortie de sa « veille prolongée ». En 1985, elle n’avait pas hésité à quitter la vie parisienne pour suivre son mari à Menton, ni à devenir mère au foyer et à faire quelques ménages pour élever ses deux enfants… Une force de caractère décuplée face à la tragédie du cancer qui lui a enlevé son mari très tôt et l’a rongée elle-même deux fois. Guérie, elle occupe ce nouveau rôle de bénévole à temps plein et trouve finalement de bons côtés à ce coin de Méditerranée qu’elle trouvait humainement aride.

Les missions d’observation, les permanences hebdomadaires au local, les campagnes internationales, les « actions urgentes », notamment celle contre la lapidation des femmes en Arabie saoudite, les visites de la zone d’attente à l’aéroport de Nice… Elle ne compte pas ses heures et délaisse même sa passion pour la peinture. Devenue présidente du groupe de Menton, elle accompagne une mission de l’Anafé (2) au moment des printemps arabes de 2011. L’Italie avait alors annoncé qu’elle ne retiendrait plus personne sur son territoire, notamment tous les Tunisiens fuyant leur pays.

Ses solides contacts des deux côtés de la frontière, sa connaissance parfaite des moindres recoins de la région et sa bienveillance font de Martine un pilier incontournable du réseau militant frontalier pour les nouveaux venus. Attablée au café La Grotta, elle réconforte les jeunes migrants qui sont refoulés vers l’Italie. « Goûtez le chocolat chaud ! Il est comme celui que je faisais à mes enfants ! » conseille-t-elle, son côté mamie douceur reprenant le dessus. Comme un rituel, elle achète toujours quelques tablettes de chocolat au goût authentique de noisette au magasin de la frontière pour les partager.

« Quand je suis arrivée en poste à Nice, Martine a été mon guide, elle m’a montré tous les points de passage… et m’a offert une tablette de chocolat ! » se souvient Émilie Pesselier, chargée de mission à la frontière franco-italienne pour l’Anafé depuis novembre dernier. Son péché mignon cacaoté serait-il son secret pour gagner les faveurs de chacun ?

Si elle risque jusqu’à cinq ans d’emprisonnement et 30 000 euros d’amende, Martine essaye de ne pas y penser et exploite sa récente médiatisation pour alerter les consciences, autant que possible. Elle répond volontiers aux sollicitations des journalistes, même les plus insolites : son interview tout en humour par Guillaume Meurice sur France Inter, sa « reconstitution des faits » filmée par Konbini news ou encore son témoignage dans l’émission « C l’hebdo », entourée de Sophie Marceau et de Pierre Richard. Une parfaite maîtrise de la communication, sans rien perdre de sa jovialité. Elle regrette seulement de ne plus pouvoir être autant qu’avant sur le terrain. Une addiction qui contraint son fils à tout débrancher, « même la box Internet », quand ils se retrouvent en famille. Difficile pour elle de passer le flambeau mais l’idée fait tranquillement son chemin.

« Je souhaite aux générations futures, à mes petits-enfants, une société où n’existera pas la crainte de venir en aide à son prochain. Que tendre la main à un enfant, une femme ou un homme épuisés, blessés, sur une route dangereuse, une voie ferrée, un chemin enneigé, ne soit pas un choix mais un devoir », a-t-elle écrit dans une lettre ouverte publiée dans Le Magazine littéraire, en pensant à ses deux petites-filles. « Sa philosophie de vie a toujours été guidée par les droits de l’homme. Être poursuivie en justice pour avoir aidé des enfants, par le pays dit des droits de l’homme, est un véritable choc, voire un deuil culturel et intellectuel pour elle », confie son fils. Martine Landry n’a plus peur depuis longtemps et avoue ne craindre qu’une chose face aux juges : bafouiller. Une énième preuve de son authenticité.

(1) Le préfet des Alpes-Maritimes a déjà été condamné plusieurs fois pour atteinte au droit d’asile, dont une fois pour avoir refoulé dix-neuf mineurs.

(2) Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers.

Société
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