Ventes d’armes françaises : Le grand contournement

Boostée par son VRP zélé Jean-Yves Le Drian, la France exporte à tout-va, notamment au Proche-Orient, vers des régimes liberticides ou impliqués dans des conflits.

Lena Bjurström  • 30 mai 2018 abonné·es
Ventes d’armes françaises : Le grand contournement
© photo : Le Rafale, fleuron français produit par Dassault, a été vendu à l’Égypte, à l’Arabie saoudite, au Qatar ou encore à l’Inde.Eric BARADAT/AFP

En France, la vente d’armes à l’étranger est interdite. Selon le code de la Défense, l’exportation de matériels de guerre est prohibée, sauf autorisation spéciale. Mais, ces dernières années, la liste des exceptions accordées aux industriels s’est tant allongée que la France est désormais le troisième exportateur mondial d’armement, selon le dernier rapport du Stockholm International Peace Research Institute (Sipri).

« Il y a eu un bond sans précédent des exportations sous le mandat de François Hollande », note Aymeric Elluin. Pour le responsable de plaidoyer « armes et justice internationale » à Amnesty International, l’arrivée de Jean-Yves Le Drian au ministère de la Défense marque un tournant. « Il y a alors une véritable volonté politique de faire décoller les exportations de l’industrie d’armement française. » Rares sont les déplacements du ministre à l’étranger qui n’aboutissent pas à la signature de juteux contrats pour les industriels, lesquels portent le ministre aux nues. Jusqu’à Serge Dassault, sénateur de droite à la tête d’une des plus grandes entreprises françaises d’armement, décédé le 28 mai, qui qualifiait en janvier 2016 Le Drian de « meilleur ministre de la Défense qu’on ait jamais eu » (1). Et pour cause, quelques mois plus tôt, les premières commandes de son avion de combat, le Rafale, ont été conclues avec l’Égypte. Suivront le Qatar, l’Inde, etc. Entre 2013 et 2017, les ventes d’armes dans le monde ont augmenté de 10 %, selon le Sipri. Les exportations françaises, elles, ont crû de 27 %. Pour l’exécutif, c’est un succès. « Notre équipe […] a créé des dizaines de milliers d’emplois en France et continue en même temps à garantir l’autonomie stratégique et l’indépendance de notre pays », se félicitait Jean-Yves Le Drian début 2017.

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Avec un chiffre d’affaires annuel de 15 milliards d’euros, l’industrie d’armement représente plus de 200 000 emplois en France, selon les statistiques du ministère de la Défense. Dans un secteur qui ne connaît pas la crise, l’emploi est le premier argument avancé par le gouvernement pour justifier sa politique d’exportation. Mais, au-delà de cet aspect, il s’agit surtout de compenser les coûts de développement d’armes toujours plus sophistiquées. « Pour avoir une armée à la pointe des nouvelles technologies, approvisionnée pour l’essentiel par l’industrie française, et ainsi conserver une autonomie nationale, il faut trouver aux entreprises des débouchés à l’étranger leur permettant de compenser les coûts de production », explique Tony Fortin, de l’Observatoire des armements. Une pression à l’exportation d’autant plus importante que le marché est de plus en plus concurrentiel, souligne le chercheur : « Les industries d’armement ne sont plus concentrées dans les pays occidentaux. De nouveaux acteurs ont émergé, comme la Chine ou la Turquie. Il y a aujourd’hui une compétition beaucoup plus forte. Et la France ne veut surtout pas perdre son avance en la matière. » Question d’autonomie, mais aussi d’influence internationale. Car, pour l’exécutif, les contrats d’armement sont aussi un levier diplomatique.

Diplomatie des armes

« Ces accords commerciaux seraient un moyen de peser diplomatiquement, au Moyen et au Proche-Orient notamment, sur le comportement de nos clients et alliés », indique Aymeric Elluin. Pour le gouvernement, ils sont également justifiés par la lutte contre le terrorisme : « Les exportations d’armement de la France répondent au besoin légitime d’États désireux tant de renforcer leur sécurité […] que de participer aux côtés de la France à des opérations internationales contre le terrorisme dans un contexte aggravé par une menace protéiforme », affirme le rapport au Parlement sur les exportations d’armement de 2017.

L’art de jouer sur les mots

Qu’est-ce qu’un équipement militaire ? Va pour un navire de guerre, une roquette, une arme à canon lisse. Mais la nomenclature de l’Union européenne range aussi des pièces de fonderie, des catalyseurs chimiques, des logiciels, des bases de données, etc. sous vingt-deux catégories « ML » (military list). « Toutefois, si l’on accède à la valeur des licences et du matériel vendu, leur contenu n’est pas fourni », commente Romain Mielcarek, chercheur spécialisé sur les questions de défense.

Dès lors, est-il possible de jouer avec les cases pour contourner les restrictions d’exportation ? Pas avec les matériels « double usage » (civil et militaire), d’office catégorisés « ML ». Mais qu’en est-il des matériels exportés en kit via différents circuits ? « C’est tout à fait possible sur le papier, par exemple par l’installation d’une pièce d’artillerie sur un camion civil, indique Romain Mielcarek. Mais la France est peu exposée, car elle est exportatrice d’équipements assez sophistiqués, peu susceptibles de bricolages. »

Le risque le plus patent réside dans le profil des utilisateurs finaux, juge le chercheur. « La grande tentation, c’est le marché chinois, considérable mais soumis à un embargo strict. » D’où ces radars destinés à des aéroports, dont le positionnement fait soupçonner un usage militaire. Ou ces grilles d’appontage pour hélicoptères achetées par les garde-côtes chinois, un corps civil mais régulièrement impliqué dans des accrochages avec la marine japonaise. Et quid du matériel « antiterroriste » reçu par les polices spéciales du Golfe ? « L’usage des matériels dits “civils” relève in fine d’une interprétation politique », analyse Romain Mielcarek.

Patrick Piro

Outre les considérations économiques, ces contrats seraient donc des outils d’alliances diplomatiques. « On ne le dira pas ouvertement, mais il s’agit aussi de pouvoir faire pencher la balance d’un côté ou d’un autre, explique ainsi un haut responsable du Quai d’Orsay au journaliste spécialisé Romain Mielcarek (2). On ne vend évidemment pas à n’importe qui. On choisit d’aider ou d’équiper telle ou telle puissance. C’est un message géopolitique. » Toutefois, en jouant la diplomatie des armes, la France prend le risque de se faire la complice de graves violations des droits humains. Car les meilleurs clients en matière d’armement ne sont pas les relations les plus recommandables. Aux premiers rangs des acheteurs d’armes françaises se trouvent ainsi l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, dont les exactions au Yémen sont dénoncées par de nombreuses ONG. Mais les critiques de la société civile sont balayées par l’exécutif. « Les décisions d’exportation sont prises sous la responsabilité du Premier ministre dans le strict respect des engagements internationaux de la France », répliquait ainsi une porte-parole du ministère français des Affaires étrangères, interrogée sur le sujet en mars dernier. La diplomatie française s’est d’ailleurs à de nombreuses reprises glorifiée de son rôle dans la mise en place d’outils de régulation internationale.

En 2013, Laurent Fabius, alors ministre des Affaires étrangères, se félicitait ainsi de la « part active » prise par la France dans la négociation du Traité sur le commerce des armes. Entré en vigueur en 2014, celui-ci pose les bases du commerce international d’armement en imposant aux États l’établissement d’un système de contrôle de leurs exportations. Selon ce texte, il est également de la responsabilité des États de suspendre leurs exportations d’armes si celles-ci peuvent servir à de graves violations du droit international humanitaire (lire entretien ici).

La position commune de l’Union européenne sur les exportations de matériel militaire, adoptée en 2008, définit des règles similaires. Les États membres doivent ainsi refuser l’exportation s’il existe « un risque manifeste » que le matériel concerné serve notamment à « la répression interne », et faire preuve « d’une prudence toute particulière » vis-à-vis des pays « où de graves violations des droits de l’homme ont été constatées ».

La France n’en est pas moins le premier pourvoyeur d’armes de l’Égypte. En 2016, Paris a délivré de nouvelles licences d’exportation pour la fourniture de véhicules blindés au régime du général Al-Sissi. Pourtant, des véhicules MIDS et Sherpa de Renault Trucks Defense, délivrés entre 2012 et 2014 et théoriquement destinés à la lutte contre le terrorisme dans le Sinaï, ont été déployés par les forces de sécurité intérieure durant la répression meurtrière de l’été 2013, dénonce Amnesty. Le choix d’exporter de nouveau vers l’Égypte interroge d’autant plus que, dès 2013, le Conseil de l’Union européenne appelait ses États membres à suspendre les transferts de matériel pouvant servir à la répression interne.

Stratégie des failles

La France s’est-elle placée dans l’illégalité ? « Le problème est que, si ces textes internationaux prennent des positions de principe, il est très difficile de vérifier leur application, soupire Tony Fortin. Le Traité sur le commerce des armes repose sur un principe d’autorégulation des États. Il n’y a aucun instrument indépendant de contrôle et de sanction. » Il en est de même pour la Position commune européenne, l’évaluation des « risques manifestes » restant du ressort des États exportateurs.

Par ailleurs, l’application des textes internationaux serait surtout l’affaire d’un rapport de force, pour l’heure inexistant. « Dans beaucoup de domaines du droit international, y compris sur les embargos, il y a une part d’interprétation, souligne Christophe Stiernon, chercheur au Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité (Grip). La France a sa propre lecture des textes. Tant que celle-ci n’est pas confrontée à une autre version, Paris n’a de comptes à rendre à personne. »

Et, au petit jeu des interprétations, les industriels sont depuis longtemps passés maîtres. « Les entreprises s’adaptent très vite aux failles des législations », note Tony Fortin. De fait, contourner un embargo n’a rien de compliqué, comme l’explique un commercial à Romain Mielcarek (3) : « Il y a plusieurs manières de faire. La première, c’est de vendre des équipements un peu moins sophistiqués pour qu’ils sortent de la catégorie de matériel militaire. Même si on sait très bien ce que les acheteurs vont en faire. La deuxième, c’est de vendre des pièces détachées. Pour un équipement de surveillance, par exemple, vous leur cédez les différents capteurs séparément. Ils peuvent très bien s’occuper de l’assemblage. » Le cas de la Chine est à ce titre exemplaire. Sous embargo européen depuis le massacre de la place Tian’anmen en 1989, la République populaire n’en est pas moins une excellente cliente de la France, selon le Sipri.

Autre technique de contournement : la délocalisation des capacités de production. Si l’exportation de matériel de fabrication d’armes est elle aussi soumise à l’autorisation de l’État, une fois celui-ci délocalisé, ce qu’il produit échappe au contrôle de la France.

Licence globale

D’une faille à l’autre, les entreprises d’armement se jouent ainsi des entraves à l’exportation. Une stratégie rendue possible par l’opacité du dispositif d’autorisation des exportations, dénoncent les ONG. Car, si le gouvernement vante la rigueur de son système de contrôle, l’évolution de ce dernier ne s’est pas faite au profit de la transparence.

« Jusqu’en 2014, les exportations de matériel de guerre faisaient l’objet d’une autorisation en deux phases, explique Tony Fortin. Une première pour engager des négociations avec un acteur étranger et une seconde avant chaque départ de matériel. » La réforme entrée en vigueur en 2014 a remplacé ces autorisations par une licence globale, accordée par le Premier ministre sur avis de la Commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériels de guerre (CIEEMG), composée de représentants des ministères de la Défense, des Affaires étrangères et de l’Économie. Cette licence permet aux industriels d’exporter plusieurs fois différents produits vers un même acteur. En contrepartie, les entreprises doivent tenir des registres de leurs transferts à disposition de l’État, qui peut les contrôler sur place ou à distance. « On est donc passé d’un système d’autorisation a priori à un contrôle a posteriori_, partiellement transféré aux entreprises, avec le risque de constater après coup une illégalité »_, alerte le chercheur.

Pour Aymeric Elluin, ce nouveau système s’est surtout illustré par son opacité. « Il est très difficile de savoir à quoi correspondent les licences accordées. On ne sait pas ce qui a été vendu à qui », dénonce le chargé de plaidoyer d’Amnesty, qui regrette la mainmise du gouvernement sur ces questions. « Il y a un véritable problème de contrôle démocratique de ces exportations sensibles. »

« Qui s’assure que l’exécutif applique bien les règles du droit international ? s’interroge Bastien Lachaud, député de la France insoumise. On peut avoir la réglementation la plus stricte qui soit, sans contrôle démocratique, elle ne vaut pas grand-chose. » À l’automne dernier, le groupe FI à l’Assemblée nationale a déposé plusieurs amendements au projet de loi sur la lutte contre le terrorisme, proposant la mise en place d’un contrôle parlementaire a priori des autorisations d’exportation d’armes. Qualifiés de cavaliers législatifs, ils ont été rejetés. Rejoignant aux oubliettes des initiatives similaires. Un projet de loi relatif à la violation des embargos, voté par le Sénat en 2007, est ainsi resté plus de six ans dans les tiroirs de l’Assemblée, avant d’être exhumé par le député Pouria Amirshahi. Renforcé, accordant notamment plus de pouvoir à l’Assemblée pour s’assurer du respect des décisions internationales, le texte a été adopté en dépit de l’opposition de l’exécutif, peu favorable à cette ingérence parlementaire. Mais la proposition modifiée, renvoyée au Sénat, n’a, depuis, jamais été mise à l’agenda parlementaire.

Dernière tentative en date, une demande de commission d’enquête sur les exportations françaises vers les pays impliqués dans le conflit yéménite, déposée par des députés LREM. Si cette commission vise spécifiquement les transferts vers l’Arabie saoudite et ses alliés, « il s’agit également de questionner le système de contrôle dans son ensemble », explique son instigateur, Sébastien Nadot, qui espère, à terme, la mise en place d’un contrôle parlementaire permanent. Pour l’heure, sa proposition doit passer entre les mains de la commission des Affaires étrangères, puis être votée à l’Assemblée. Mais le chemin législatif est long et d’autres textes s’y sont déjà perdus.

(1) Public Sénat, 22 janvier 2016.

(2) Marchands d’armes. Enquête sur un business français, Romain Mielcarek, Tallandier, 2017.

(3) Ibid.

Société
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Plaider la paix, vendre la guerre
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