Europe : quatre nuances de gauches

À un an des élections européennes, les partis du camp progressiste français dressent un diagnostic sévère sur l’état de l’Union. Mais leurs stratégies sont encore floues et les remèdes disparates.

Agathe Mercante  • 13 juin 2018 abonné·es
Europe : quatre nuances de gauches
© photo : L’opposition au Ceta, ici en février 2017, un point d’accord au sein de la gauche européenne.crédit : ELYXANDRO CEGARRA/NurPhoto/AFP

Dans la saga de la gauche française, le volume sur l’Union européenne pourrait bien s’appeler « Cinquante Nuances d’Europe ». Attirance, répulsion, ingérence, protectionnisme, rapports de force… tout y est. L’élection des députés au Parlement européen, qui aura lieu le 26 mai 2019, est pourtant la prochaine grande échéance électorale. La première occasion aussi, pour la gauche, de se tester face à Emmanuel Macron et sa République en marche. Derrière les programmes nationaux – qui diffèrent en bien des points –, le constat d’une Union européenne à bout de souffle est largement partagé, de la France insoumise à Génération.s en passant par Europe écologie-Les Verts (EELV) et le Parti communiste.

C’est une construction européenne en proie à une crise sans précédent que la gauche française espère sauver. Dans les programmes, il est avant tout question de la sortir de la crise économique, politique et démocratique dans laquelle elle est plongée. À l’inverse du macronisme, qui continue à défendre la libre concurrence (malgré une timide tentative de réguler le statut des travailleurs détachés), les groupes de gauche voient dans cette construction libérale les causes de la crise sociale et démocratique de l’Union européenne. Traditionnellement divisés sur ses bienfaits, les partis français sont unanimes dans sa critique. Au commencement des griefs portés contre Bruxelles et Strasbourg, la confiscation de la démocratie, dont le sort du « non » français au référendum de 2005, bafoué deux ans plus tard par le traité de Lisbonne, reste l’exemple emblématique. « Les États vivent désormais sous un régime de terreur bureaucratique », constate Anne Sabourin, responsable Europe du PCF. Et les plus récentes ingérences et autres entailles à l’exercice démocratique de lui donner raison : l’exemple de la crise grecque de 2015 est en effet tout aussi éclairant. « C’était un coup d’État, un mépris absolu de la souveraineté », estime Matthias Tavel, orateur national de la France insoumise, dont le nom figure dans la liste non ordonnée des candidats du mouvement qui sera soumise au vote des militants. « Le premier pays qui a voulu porter une alternative à la dictature des marchés a été bafoué », juge Anne Sabourin.

Une ingérence, et une primauté accordée aux marchés, toujours en vigueur aujourd’hui. Comme le montre la réaction du commissaire européen au Budget au lendemain de la formation du gouvernement de coalition populiste italien autour du Mouvement 5 Étoiles et de la Ligue. Interrogé par la radio publique allemande Deutsche Welle, Günther Oettinger avait lâché : « Je suis inquiet et je m’attends à ce que, dans les semaines à venir, l’évolution des marchés et de l’économie en Italie soit telle que cela pourrait être finalement un signal aux électeurs de ne pas voter pour des populistes, de droite comme de gauche. »

Comprendre : les conséquences économiques du vote italien pourraient bien les astreindre à voter dans les clous. Ceux souhaités par les dirigeants européens du moins. « C’est l’erreur habituelle, souffle Guillaume Balas, eurodéputé, élu sous la bannière du PS et rallié à Génération.s. C’est un tort de croire qu’on doit opposer les marchés financiers à la démocratie. »

« Tout le monde est contre l’économie de marché », résume simplement Elsa Faucillon, députée communiste des Hauts-de-Seine. Forte de cet ennemi commun, la gauche française dénonce le « pacte budgétaire européen » qui impose aux États membres de l’UE de limiter leur déficit à 3 % de leur PIB. Comme si la richesse d’un pays s’exprimait en fonction de sa dette. « Il y a de la bonne dette, de la dette constructive : celle que contractent les États en investissant », insiste Anne Sabourin. Infrastructures, services publics, fonds de développement… les postes de dépenses pour accompagner les populations sont nombreux. Les dirigeants européens ont plutôt tendance à faire l’inverse, et les effets s’en font sentir. Partout, les services publics sont mis à mal, estiment les partis français. « Lors de la crise de 2008, certains pays sont parvenus à protéger leur population grâce à ces services », rappelle la chargée de l’Europe du PCF. Largement entaillées, ces protections sociales survivront-elles à une prochaine crise ? Ici encore, la réponse est unanime : non.

C’est aussi le rôle, la place et l’indépendance de la Banque centrale européenne qui interroge. « La BCE et l’euro sont privatisés par l’Allemagne », résume Matthias Tavel. Exit les termes de néolibéralisme et d’ultralibéralisme, on parle désormais d’« ordolibéralisme », ou du fameux « modèle allemand », qui prône la liberté économique et fait confiance aux mécanismes du marché. « Depuis le début de la crise, la BCE a injecté 250 milliards d’euros sur les marchés, sans leur imposer la moindre obligation d’investir dans l’économie », dénonce Anne Sabourin. Le constat sur l’euro est également unanime. « La parité euro/dollar est essentielle, elle arrange l’Allemagne, qui exporte à ces prix, mais pas le reste des pays de l’Union », dénonce Guillaume Balas, en écho au programme de la France insoumise, qui souhaite dévaluer la monnaie européenne, jugée trop forte.

Les dernières élections qui ont eu lieu dans les différents pays de l’Union européenne ont logiquement fait la part belle aux populismes de tout poil, du polymorphe Mouvement 5 Étoiles en Italie en passant par l’Autriche, où le FPÖ, parti d’extrême droite, a raflé 25 % des voix aux législatives de 2017. « Au Parlement européen, il y a une centaine d’élus de gauche, et de plus en plus de fachos », constate Marie-Pierre Vieu, eurodéputée PCF. Dans son esprit, il ne s’agit pas seulement des élus d’extrême droite, mais aussi d’une frange croissante des conservateurs gagnés au nationalisme xénophobe.

Il faudra pourtant que la gauche française, si elle souhaite avoir voix au prochain chapitre, se positionne sur les moyens de réformer l’Europe. Mais aussi sur les idéaux qu’elle devra porter devant les électeurs. « Il existe une voie entre les néolibéralistes et les nationalistes », veut croire Guillaume Balas. Ce « ni-ni », la gauche française le formalise : ni Macron, l’européiste convaincu, ni Orbán, le nationaliste xénophobe Premier ministre hongrois. De Génération.s à la France insoumise, en passant par le PCF ou EELV, on y oppose le terme « progressistes ». Cette doctrine héritée des Lumières, la gauche française l’a faite sienne, prônant de nouvelles orientations pour l’UE. Mais s’ils sont d’accord sur le diagnostic du malade, les partis qui la constituent sont plus divisés quant à la question du traitement à lui administrer.

« Il faut proposer aux Européens un programme antiproductiviste, anticonsumériste et insister grandement sur l’écologie », préconise Guillaume Balas, au nom de Génération.s. L’écologie, si elle gêne encore aux entournures quelques communistes, traditionnellement plus productivistes que leurs homologues de gauche, fait pourtant l’unanimité. Création d’un fonds pour appuyer le développement rapide des énergies vertes, arrêt des centrales à charbon, sortie du nucléaire programmée, arrêt de l’épandage de pesticides… Les propositions sont nombreuses. Dans la liste des grands défis européens, la gauche plaide pour une meilleure gestion de la crise migratoire. Face à la montée des nationalismes – comme Orbán ou la Ligue italienne –, il faut, estime Guillaume Balas, faire un travail de pédagogie auprès des Européens. « Quand l’intégration des migrants est faite, que des moyens sont déployés pour leur permettre une installation pérenne, ça rapporte plus aux pays que ça ne leur coûte », plaide Julien Bayou, porte-parole d’EELV.

Mais derrière ce progressisme se cache une infinité d’idées et de recommandations, marque des divisions structurelles de la gauche française sur la question européenne. Au sein de Génération.s et chez EELV, on rêve d’une « Europe providence » et l’on insiste sur une démocratisation des institutions par le biais d’un élargissement des prérogatives européennes, vers un fédéralisme.

Cet idéal, tous ne le partagent pourtant pas. Pour la France insoumise, il est primordial de rendre au peuple sa souveraineté, laquelle s’exprime avant tout dans le cadre national. L’application anticipée du Ceta (traité de libre-échange avec le Canada), avant même sa ratification par les parlements nationaux, en est l’exemple : la souveraineté des États membres de l’UE est mise à mal. Et une éventuelle négociation pour sortir des traités semble compromise. « La question que l’on se pose, c’est “comment protéger l’Union européenne des concurrences déloyales sans remettre en question le libre-échange ?” La réponse est : c’est impossible », explique Matthias Tavel. Clivant, le programme de la France insoumise préconise une renégociation plurilatérale des traités (le « plan A ») puis, en cas d’échec, l’hypothèse d’une violation de ces traités pourrait être envisagée (le « plan B »). Elle n’induirait pas nécessairement une sortie de l’Union mais marquerait un point d’arrêt à son fonctionnement actuel. « Il est difficile de parier uniquement sur la réussite du plan A quand on voit le sort qui a été réservé à la Grèce », déplore-t-il. Si la mise en application du plan B sera soumise à un référendum national, Matthias Tavel insiste : « Il existe d’autres programmes de coopération qui fonctionnent très bien en dehors de l’Union européenne : le dispositif d’échange Erasmus, l’Agence spatiale européenne et même Airbus. »

Arme de dissuasion incontournable pour la France insoumise, l’hypothèse du plan B marque la fracture entre le mouvement et tous les autres groupes qui constituent la gauche. « Il faut le dire : il n’y aura pas de sortie de l’Europe joyeuse ! », martèle Pascal Cherki, ancien député socialiste de Paris, désormais membre de Génération.s. « Au regard du degré d’interdépendance entre la France et les autres pays de l’Union, nous serions obligés de négocier, de s’astreindre à des accords encore plus contraignants que les traités actuels », estime Guillaume Balas. À l’échelle nationale, « on s’en remettra aux grands patrons, qui décideront de s’implanter ou de rester en France… mais à leurs conditions », prévient-il. Et si, en matière d’ingérence européenne, la Grèce fait figure d’exemple, sur le plan d’une sortie de l’Union européenne, celui du Brexit n’est guère meilleur. Enlisée dans les négociations qui ne tournent pas en sa faveur, Londres s’use à mettre en application la volonté des Britanniques exprimée par référendum.

Divisée sur un plan B, la gauche française peine à se rassembler autour d’un plan A. Alors que débutent les discussions entre les partis, une poignée d’élus milite en faveur d’un rassemblement des forces. « Nous pourrions trouver un terrain d’entente », plaide Elsa Faucillon. Désaccords sur les programmes, volonté d’affirmer l’existence et le poids de sa formation… la gauche ne semble pourtant pas disposée à emprunter ce chemin. Et Marie-Pierre Vieu d’enfoncer le clou : « Si nous l’avions fait l’année dernière [à la présidentielle NDLR]_, nous n’aurions pas de problème de macronisme aujourd’hui. »_ Sauf que cette fois, en plus des libéraux, ce sont aussi les forces brunes qui ont le vent en poupe. À bon entendeur…